Fabrice Midal: «La philosophie nous rend moins naïfs face aux défis de l’époque»
Grande Interview
Le philosophe et chantre de la méditation sans chichis Fabrice Midal était en Suisse pour présenter son nouveau livre «3 minutes de philosophie pour redevenir humain». Il répond aux questions du «Temps»

Pas du genre à faire semblant, et c’est (entre autres) pour ça qu’on l’apprécie. Le pragmatisme qu’il prône, le philosophe français Fabrice Midal l’incarne jusqu’au bout du fil, sans fioritures ni bavardage, fidèle au ton de ses textes: cash. Quand on lui demande de combien de temps il dispose: «Vous avez besoin de combien de signes pour votre article?» Plus tard: «Cette question au sujet de la croisière ne me semble pas pertinente.» Pour finir: «Je voudrais valider la photo avant publication.» On peut admirer sa franchise, on repassera en revanche pour le lâcher-prise.
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C'est qu'il se sait lu, écouté, attendu: ses conférences font le plein, ses ouvrages «déculpabilisants» et «libérateurs», selon la presse, se suivent et se vendent très bien. Une réflexion philosophique contemporaine garantie sans prise de tête, précisément ce dont l’époque semble avoir besoin. Après les récents succès internationaux de Foutez-vous la paix! (2017) et Sauvez votre peau! (2018), le fondateur de l’Ecole occidentale de méditation délaisse impératifs et points d’exclamation pour son dernier opus, 3 minutes de philosophie pour redevenir humain, qu’il présentait dernièrement à Lausanne.
Le Temps: Le titre de votre ouvrage est une invitation à «redevenir humain». Qu’est-ce qui vous fait dire que nous avons perdu notre «humanité»?
Fabrice Midal: On est de moins en moins «humains», selon moi, dans la mesure où on est écrasés par une sorte de dictature de l’efficacité qui nie notre humanité et voudrait faire de nous des sortes de robots obéissants et sans âme. Nous devenons les rouages d’une machine, ou les variables d’un tableau Excel. Non seulement nous détruisons ainsi la Terre, mais aussi ce qui fonde toute communauté humaine réelle.
Livre après livre, vous invitez vos lecteurs à se «libérer» de cette «dictature de la rentabilité». Faut-il y lire une critique philosophique d’un modèle capitaliste voué, selon vous, à l’échec?
Je ne suis pas contre la rentabilité ou l’efficacité: ce que je souligne, c’est que la dictature de la rentabilité n’est pas rentable. C’est là tout le paradoxe. Quand on comptabilise, par exemple, les actes d’un infirmier, sans tenir compte de la qualité de sa présence, de son écoute de l’autre, est-ce vraiment aller dans le bon sens? Ce qui m’intéresse, c’est de montrer que cette violence, nous l’intégrons dans notre rapport à nous-même et aux autres.
Comment, concrètement?
Par exemple, en nous disant à nous-même: «Je dois apprendre à gérer mon stress», comme on gère un compte en banque ou des stocks, et non plus comme un être humain. On a un rapport à soi qui se rapproche dangereusement d’un rapport à un capital dont il faudrait maximaliser le rendement. On parle d’ailleurs de son «capital santé», on va «méditer pour mieux performer». Tout cela participe d’une grave déshumanisation!
Vous partez, dans votre dernier livre, de situations du type «Votre voisin vient de gagner au loto, comment gérer votre jalousie?» Cette forme de banalité, associée aux «3 minutes» de réflexion que vous proposez, vise-t-elle à désacraliser la philosophie?
Oui, je pense que la philosophie nous parle très concrètement et qu’on a tendance à l’oublier. Lorsqu’on lit les grands dialogues de Platon, on voit Socrate qui parle à tout le monde sur la place publique. Son travail ne consiste pas à s’adresser à une élite intellectuelle dans des congrès internationaux de philo, non: il parle à tout le monde. J’avais envie de m’inscrire dans cette filiation. Retrouver la dimension si concrète et éclairante de la philosophie.
La première citation sur laquelle vous vous appuyez est celle de George Orwell: «Etre humain signifie essentiellement que l’on ne recherche pas la perfection.» Dans quelle mesure est-ce que l’époque et l’omniprésence des réseaux sociaux, des filtres, de la narration de soi incarnent cette quête de la perfection?
Les réseaux sont le miroir de la société, qui tout entière nous pousse à la perfection. Ce qui est intéressant au sujet des réseaux, c’est que bien souvent, la perfection vers laquelle on veut tendre semble inversement proportionnelle à notre degré d’amour de nous-même, de connexion à nous-même: plus on va être dans la médiatisation de soi, le contrôle du selfie, de l’image, moins on acceptera nos vulnérabilités. Moins nous acceptons d’être humains. C’est terrible! Nous nous sentons tous en faute d’être ce que nous sommes…
Est-ce là un des rôles du philosophe? Alerter sur nos propres enfermements, à tous, en tant que société?
Dans toutes les époques de la vie de notre espèce, notre humanité a été menacée de manière différente. Chez Socrate, on dénonce la parole d’experts qui prétendent détenir la vérité sans interroger ce qu’ils font. Chez Montaigne, c’est l’intolérance des guerres de religion qui prévaut… Le philosophe est là pour interroger ce qui semble convenu et pour poser des questions. Pour bousculer, mais pas dans un sens de pure «provocation», pas juste pour «mettre un grain de sel» parce qu’il est de bon ton de provoquer, non. Le philosophe considère simplement qu’un état dogmatique nuit à notre humanité. Il invite à repérer ce qui est la cause profonde de nos enfermements, donc, et à prendre un peu de recul sur cette situation. Quel est aujourd’hui le type particulier d’idéologie mortifère qui nous menace dans notre propre chair? Qui nous pousse au burn-out, à l’épuisement? Voilà ce que je veux interroger.
En quoi est-ce que les questions existentielles qui se posent à nous, comme l’avenir de la planète, peuvent bénéficier d’une perspective philosophique?
La philosophie peut nous aider à admettre que notre conception de la rationalité est irrationnelle. Je m’explique: on ne peut nier l’irrationalité maladive, qui se prétend rationnelle, de notre temps face aux enjeux climatiques. La philosophie peut nous aider à être un peu moins naïfs. Au nom du rendement maximum, nous comptons pour rien, encore aujourd’hui, la diversité des espèces animales, l’amenuisement des ressources, comme si ces données n’apparaissaient pas dans le grand tableau Excel de la croissance. C’est absurde.
C’est anecdotique, mais le premier résultat du moteur de recherche sur lequel j’ai entré votre nom était une pub pour partir avec vous (et d’autres intellectuels) en croisière à Dubaï dans le cadre d’un voyage de 18 jours organisé par «Philosophie Magazine». Faut-il y voir une contradiction du point de vue écologique?
Cela dépend du sens que l’on donne à un tel projet. Pour moi, c’est une façon d’aller à la rencontre des lecteurs de Philosophie Magazine, qui est une revue que je respecte et que je cherche ainsi à soutenir. Cela me permet aussi de retrouver des philosophes que j’admire, et d’aider la presse qui a souvent besoin de tels voyages pour survivre dans un contexte économique difficile. Mais bien sûr, les questions éthiques ne sont jamais toutes blanches ou toutes noires et vos questions, je me les suis posées longuement.
Comment vous êtes-vous intéressé à la philosophie?
Enfant, j’étais un petit garçon qui s’ennuyait beaucoup. Je posais des questions auxquelles personne ne répondait vraiment. La philosophie a été une révélation pour moi: à partir du moment où j’ai tenu entre mes mains un livre de philo, je ne me suis plus jamais ennuyé…
L’ennui, dans son absence de but, de performance, n’a-t-il pas de vertus?
Certaines formes d’ennui sont vraiment délétères et c’est la philo qui m’a sauvé. C’était ça pour moi, mais c’est la chimie, l’astrophysique ou l’enseignement pour d’autres: chacun son truc.
En 2006, vous avez fondé l’Ecole occidentale de méditation afin de diffuser un «bouddhisme d’Occident». Comment décririez-vous votre approche?
C’est le neuroscientifique Francisco Varela, qui m’a été présenté par un ami commun, qui m’a mené à la méditation telle que je la conçois aujourd’hui et a changé ma vie. Il y a vingt ans, mon souci a été de présenter la matière hors de tout cadre religieux. C’était très novateur à l’époque. J’ai essayé d’établir une pédagogie de pratique de la méditation qui aide nos contemporains dans leurs vraies difficultés.
Depuis quelques années, dans mon travail, j’insiste beaucoup sur la nécessité de se libérer d’une vision instrumentale de la méditation. On ne suit pas des protocoles, on essaie d’être en dialogue sur le plan social, écologique, politique. J’ai d’ailleurs deux antennes suisses dans lesquelles j’ai formé de nombreuses personnes qui mènent aujourd’hui leur propre travail en suivant cette démarche, à Neuchâtel et à Genève.
Vous avez un rapport particulier avec la Suisse…
J’ai, c’est vrai, un lien personnel puisque mes grands-parents ont fui la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale et sont arrivés en Suisse. Mes deux parents sont nés en Suisse, ma mère à Lausanne et mon père à Liestal. Mais surtout, quand j’y retourne, ce que je fais plusieurs fois chaque année, j’ai toujours le sentiment d’être mieux compris. Peut-être que les Suisses sont plus pragmatiques: la dimension existentielle, humaine que j’essaie de défendre semble beaucoup plus compliquée pour les Français qui, d’un point de vue intellectuel, confondent la question du sens de l’existence avec la question du bien-être. Il y a une résistance très forte en France à ces sujets. Le rapport à la nature, à l’environnement me semble plus mature en Suisse…
Depuis, la pratique s’est beaucoup développée et, face à l’engouement, vous déplorez le mélange des genres entre méditation, développement personnel, «bien-être» et juteux business. A quel niveau se situe selon vous la dérive?
Ce qui est fou, dans cette équation, c’est que certains arrivent à convaincre des gens de faire de la méditation pour mieux participer à cette dictature de la rentabilité. Méditer pour être plus performant! D’accord mais à quelle fin? Peut-on vraiment liquider la question du sens, de l’intention? Et puis cette approche, aujourd’hui dominante, donne l’idée qu’avoir des peurs, des chagrins, des colères serait une faute. Il faudrait être calme, zen! Non, il faut être humain. Méditer doit impliquer la dimension affective, la présence corporelle au monde et à l’autre et un sens profond de ce que nous faisons. En tout cas, voilà ma conviction et ma distance avec nombre de courants actuels.
Plusieurs auteurs à succès s’inscrivent aujourd’hui dans cette idée que «demander aux gens d’être zen ou heureux est la meilleure façon de les rendre malheureux». Est-ce là le nouveau discours référent? Et en un sens, un nouveau business juteux?
Je ne crois pas du tout. Moi ce que je vois, c’est «je vais vous apprendre à être heureux en 10 leçons». Je pense que fait défaut, aujourd’hui, un engagement qui nous invite à faire vraiment la paix avec notre humanité. Il y a certes quelques philosophes, comme mon ami Frédéric Lenoir, qui sont aussi engagés dans ce chemin. Mais je crois que c’est l’ancrage dans la philosophie qui préserve du mensonge du discours sur le bien-être. Redisons-le tout simplement: si quelqu’un a des difficultés, il n’a pas besoin de «bien-être», il a besoin d’être entendu, d’être reconnu, d’être aidé à se relier à ses propres forces auxquelles il n’a plus accès. Plus vous lui dites d’être zen, plus il va se sentir coupable, au lieu d’apprendre à se relier à sa souffrance pour la transformer. Enfin, mes livres se vendent, je suis traduit en 15 langues et j’en suis très heureux. Tant mieux si on commence à entendre ce discours.
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Profil
1967 Naissance à Paris.
1988 Rencontre avec Francisco Varela qui l’initie à la méditation.
1999 Défense de thèse de doctorat en philosophie sur le sens du sacré dans les œuvres d’art modernes.
2006 Création de l’Ecole occidentale de méditation.
2020 Sortie de «3 Minutes pour redevenir humain».