Chercheuse en lettres à l’université de Berne après un double cursus académique au Royaume-Uni, diplômée en théologie par souci d’exactitude, Zoë Lehmann Imfeld scrute les histoires de fantômes victoriennes dans sa thèse de doctorat, en quête d’une couche de sens qui paraissait se dérober. Avant la publication du résultat par Palgrave Macmillan*, début juillet, la chercheuse reçoit ce mardi 21 juin le prix Marie Hein-Vögtlin 2016 du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS)**.
Le Temps: Qu’est-ce qui vous a poussée à étudier ces histoires de fantômes, en les plaçant sous une loupe théologique?
Zoë Lehmann Imfeld: J’ai d’abord travaillé sur ces textes dans une perspective d’histoire sociale, en repérant les préoccupations qu’ils exprimaient. Plus je lisais, plus j’avais l’impression qu’il y avait un autre élément: quelque chose qui avait à voir avec la religion, et que je ne comprenais pas. À ce stade, je n’avais pas encore fait de théologie (je n’en aurais d’ailleurs probablement jamais fait), mais pour observer cette dimension à l’œuvre dans les récits, il fallait que je la comprenne correctement. J’ai donc pris quelques années pour étudier la théologie, histoire d’être sûre de savoir de quoi je parlais.
– Vous avez en tout cas un goût particulier pour ces récits…
– Oui. Il est là depuis les heures passées à lire avec une lampe de poche, cachée sous le duvet avec ma sœur, quand j’étais petite… Je lui lisais à haute voix Le tour d’écrou d’Henry James, ensuite on se couchait avec la lumière allumée parce qu’on était terrifiées.
– Quelle est l’interprétation habituelle de cette littérature?
– Elle se base sur l’histoire sociale et culturelle de la société victorienne, qui traversait, dit-on, une crise religieuse: la majorité des gens seraient alors devenus agnostiques et auraient cherché des alternatives aux croyances chrétiennes traditionnelles. Il est vrai qu’il y avait une forte vague de spiritisme, avec tables tournantes et séances médiumniques… Mais des études récentes sont revenues sur cette idée d’une «crise victorienne» en se demandant s’il s’agissait vraiment d’agnosticisme au sens où nous l’entendons aujourd’hui.
J’avais, pour ma part, l’impression qu’il y avait autre chose à l’œuvre dans cette littérature. En lisant ce que les mêmes auteurs avaient écrit en dehors des histoires de fantômes, il me semblait que quelque chose ne collait pas. Pourquoi se seraient-ils mis à écrire des histoires agnostiques, alors qu’ils étaient souvent des hommes très religieux? L’un des auteurs que j’ai étudié, M.R. James, se destinait à devenir prêtre et a fini par devenir chercheur en études bibliques; plusieurs d’entre eux ont écrit sur des sujets théologiques; je trouvais difficile d’imaginer que, en écrivant leurs histoires de fantômes, ils aient mis de côté leurs idées religieuses.
– Ces histoires sont à vos yeux de la théologie en action…
– Oui, je crois. Ce qui ne veut pas dire que toutes les histoires gothiques le sont, ni qu’elles tiennent toutes le même discours. Mais on peut globalement les lire comme des exercices théologiques.
– Quel est leur contenu théologique?
– Il consiste à réaffirmer une idée selon laquelle le démoniaque et le religieux vont ensemble, ils ne sont pas deux extrêmes, ils sont très proches, ce sont deux faces d’une même médaille. Les histoires de fantômes victoriennes – comme la littérature gothique du siècle précédent – jouent avec cette idée que le bien et le mal ne sont pas très éloignés, et qu’en tant qu’êtres humains, nous ne sommes pas très doués pour faire la différence…
– Cette vision se distingue-t-elle de l’orthodoxie théologique de l’époque?
– Pas vraiment. Ces histoires ne sont pas anticonformistes sur ce plan-là, elles relèvent d’une orthodoxie théologique plutôt autoritaire. Ce qui n’était pas orthodoxe, c’était le fait d’utiliser pour cela le genre fantastique, qui circulait dans des publications bon marché, extrêmement populaires, en phase avec le «décadentisme» de l’époque, Oscar Wilde, l’occultisme, le goût pour l’épouvante.
– L’objectif des auteurs était-il de ramener leurs lecteurs à Dieu?
– À mon avis, ils faisaient plutôt tout cela pour eux-mêmes. Il ne s’agissait pas d’exercices d’évangélisation; ils n’essayaient pas d’enseigner quelque chose. Un grand nombre de ces histoires ont d’ailleurs une fin ouverte, incertaine. Je crois que les auteurs écrivaient pour effectuer un voyage à travers leur propre anxiété. Arthur Machen est un bon exemple: il avait été impliqué dans l’Ordre hermétique de l’Aube dorée (un mouvement occultiste), puis dans l’Eglise anglicane; vers la fin de sa carrière, dans les années 1920 et 1930, il a commencé à écrire des textes où le religieux n’était plus dissimulé dans des histoires de fantômes.
– Les histoires de fantômes d’aujourd’hui contiennent-elles quelque chose de semblable?
– Difficile de dire. Ce qui est clair, c’est que nous trouvons toujours des choses fortes dans les histoires victoriennes – par exemple actuellement dans la série TV Penny Dreadful… Le gothique, Frankenstein, Dracula, le docteur Jekyll et M. Hyde continuent à nous parler, nous ne parvenons pas à les oublier. Loin de délaisser ces histoires, nous continuons à les rajeunir, les actualiser, les raconter à nouveau.
Les histoires de fantômes sont encore un médium formidable pour explorer des anxiétés sur lesquelles nous n’arrivons pas à mettre le doigt, face auxquelles nous ne savons pas vraiment de quoi nous avons peur. Dans la série TV Supernatural, comme il y a quelques années dans Buffy contre les vampires, vous voyez des gens chasser des créatures surnaturelles. Des notions telles que les anges, les diables et le paradis surgissent tout le temps.
Tout se passe comme si, une fois qu’on met les mains dans ce genre-là, même si l’intention est simplement de produire une œuvre de culture populaire, les idées théologiques semblent s’infiltrer – même lorsque personne ne les veut et que tout le monde essaie de les éviter.
** Le prix récompense une récipiendaire d’une bourse Marie Hein-Vögtlin du FNS, destinée «aux doctorantes et aux postdoctorantes en Suisse qui ont dû interrompre ou réduire leurs activités scientifiques en raison de leur situation familiale».