Georges Vigarello, historien: «L’humanité crée sans cesse de nouveaux lointains»
Histoire
Dans un ouvrage paru récemment, l’historien Georges Vigarello revisite le passé à travers la notion de l’éloignement. Entre découvertes et rêves d’ailleurs

Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, vous êtes surtout connu pour être le spécialiste de l’histoire de l’hygiène et de la santé, mais aussi du corps et de ses représentations. Cette fois-ci, vous nous entraînez dans une passionnante «Histoire des lointains». Pourquoi ce changement de cap?
Ce livre constitue, dans une certaine mesure, un défi pour moi, car nous ne sommes pas du tout, en apparence du moins, dans le cadre habituel de mon travail sur le corps. Ce qui m’a obligé à procéder à une longue et passionnante réflexion préalable. C’est un peu prétentieux de le dire, mais il y a dans ce livre un enjeu qui touche de près ou de loin à l’histoire de l’humanité. L’ouvrage a donc fait l’objet d’un travail en équipe, avec un effort très important porté sur l’écriture. Je ne sais pas si j’y suis parvenu, mais je tenais à lui donner une vraie dimension littéraire, à livrer un texte le plus précis possible, avec une iconographie conséquente. Cette mission était difficile au départ, car nous nous sommes attaqués à une durée pour le moins importante.
Au sujet des lointains, quelles ont été les premières questions que vous vous êtes posées au moment d’écrire?
Elles ont touché à l’imaginaire que nous avons des êtres qui sont éloignés de nous. Puis je me suis interrogé sur la question des lieux en eux-mêmes. Pendant longtemps, ces lieux ont relevé de l’imaginaire, il n’existait pas une vision unifiée de l’horizon et du lointain. Au fur et à mesure que les lieux ont été explorés, on a assisté à une dispersion de cet imaginaire. Les lieux imaginés sont devenus des paysages, qui sont devenus de nouveaux continents.
Et les êtres? Votre livre n’évoque pas seulement les ailleurs géographiques, les terres éloignées de nous, mais aussi les autres humains…
Là encore, les choses ont évolué. Au départ, les êtres éloignés de nous font totalement l’objet d’un imaginaire démultiplié, très ouvert. On pense que ces autres personnes possèdent trois jambes ou deux têtes ou au contraire pas de cou, pas de tête ou une seule jambe. On les imagine hybrides, mi-animaux, mi-humains. Là aussi les choses vont se discipliner au fur et à mesure des périodes et des siècles.
Pour qu’il y ait un ailleurs, il faut un point de départ, un centre. Quel a été le premier vrai centre du monde selon vous?
Athènes! Athènes est le premier centre, mais les Grecs, s’ils conquièrent une grande partie de la Méditerranée, n’abordent pas l’océan. Donc, ils vont échafauder une mythologie de l’océan peuplé d’êtres infréquentables. Plus tard, on assistera à des lointains qui vont rapidement se penser comme des centres: je pense notamment aux Etats-Unis. Et aussi à nous, les Européens.
Vous racontez effectivement dans votre livre comment, au commencement, les lointains se définissent par rapport à Athènes, comment on fixe «les bornes de la Terre.» Vous dites aussi qu’après Christophe Colomb, à la fin du XVe siècle, «le voyage a changé de visée, le lointain a changé de portée». C’est la découverte de nouveaux lointains, ces fameux «nouveaux mondes», qui change la donne?
Au début de la Renaissance, l’Europe a de plus en plus besoin de trouver des financements. Il faut aller chercher l’or, l’argent, creuser des mines là où ces biens se trouvent. C’est l’apparition d’une vision mythique d’un Orient pourvoyeur de richesses insondables. Tout le monde se tourne vers l’Orient même si Venise et l’Empire ottoman en interdisent les passages. On se tourne vers d’autres ailleurs, d’autres moyens de les approcher et c’est tout le projet de Christophe Colomb, qui meurt en étant persuadé qu’il a abordé l’Orient. Ce faisant, il a enclenché une révolution car les richesses se trouvent aussi là où il est allé.
Entre la découverte de l’Amérique, les améliorations technologiques, plus tard la révolution industrielle, les ailleurs changent de visages, de lieux mais aussi d’enjeux. Comme si plus rien n’était pareil…
On va assister à une déconstruction physique des lieux, et des êtres, qui va déboucher sur l’invention des races, avec des espèces, une hiérarchisation proche de l’animalité. Ce livre se demande notamment quels sont les lieux les plus éloignés de nous. Est-ce seulement par la distance géographique, ou par les temps de trajet? Il s’interroge aussi sur la conquête permanente d’un lointain, d’un impossible, d’un inaccessible livré à un imaginaire. Une fois atteint, on va le dominer, l’écraser, le coloniser.
C’est en cela que votre ouvrage est aussi un livre hautement politique…
Oui, je le crois. Le lointain est politique, il est un lieu de convoitise, de domination, de fascination et de menaces. L’homme ne peut se passer de créer de nouveaux lointains, mais ce lointain nous déborde. Les enjeux sont techniques, économiques, politiques, industriels, l’homme veut canaliser, aménager les lieux conquis. Et au final détériorer, détruire… Ces ailleurs qui n’en sont plus et qui, à cause de nous, se dégradent.
Mais la quête du lointain ne peut-elle être aussi mue par le désir d’apprendre, de simplement découvrir sans pour autant dominer?
Oui, l’ailleurs peut être aussi un lieu de science. Il est aussi un lieu d’épanouissement des curiosités avec les grandes traversées du XVIIIe siècle, les explorations scientifiques, les grands aventuriers… C’est vrai. Mais on veut tout de même toujours dominer pour dominer, même quand existe aussi l’idée de savoir. Devenu un lieu d’implantation, le lointain, par ailleurs lieu de savoirs, se révèle comme un espace connu et dominé où l’homme se dit: «Je dois m’imposer.» Le besoin d’approfondir et de connaître est là, mais aussi celui de s’affirmer, de conquérir, d’être le maître. Comme un grand mouvement qui réorchestre les territoires et les êtres.
Est-ce encore le cas aujourd’hui, quand l’homme déplace le lointain dans l’espace? On a l’impression à vous lire que plus nous avançons dans le temps, plus on se rapproche, dans notre conception du lointain, de finalités politiques et économiques, bien loin de la poésie grecque des débuts…
Bien sûr! Il y a toujours les deux quand on veut mieux connaître l’univers et les phénomènes cosmiques… dans le cadre d’une démarche indissociable de la conquête. A mes yeux, les nouveaux lointains d’aujourd’hui sont aussi les lieux de migrations climatiques et économiques. Je le redis, le lointain nous déborde. On assiste à un effondrement des lieux, les lointains ne sont plus les mêmes, on assiste à des phénomènes d’immigrations locales au sein d’un même pays et non plus seulement au-delà des mers et des océans. La mer qui monte, les ouragans, les incendies, les déplacements de populations… C’est comme si notre propre futur était menacé, comme si nous nous interdisions de futur, nous nous condamnions de lointains.
Pour finir, quels sont vos lointains à vous? Qu’est-ce qui vous semble lointain?
Enfant, j’adorais étudier les photos et les cartes anciennes, me plonger dans des sensibilités, des constructions d’espaces qui sont éloignées de nous d’abord dans le temps. J’ai choisi de beaucoup parler de la notion d’espace dans ce livre, mais ma vraie passion, c’est le temps.
Une Histoire des lointains. Entre réel et imaginaire, Georges Vigarello, Ed. Seuil.