Libre et profonde, la mer nous montre la voie du bonheur
Philosophie
C’est le livre de l’été! Dans un essai passionnant, Laurence Devillairs tire de la grande bleue des enseignements pour aller mieux. Poétique et philosophique

Comme une île, nous devons cultiver notre singularité. Comme un requin qui ne peut respirer que s’il est en mouvement, nous devons refuser l’inertie funeste. Certes, la mer relie quand l’océan sépare, mais parlons de la «mer océane» et réconcilions les contraires pour sans cesse rejeter les étiquettes qui limitent.
Les marées et leur éternel retour montrent que ce qui est perdu ne l’est pas pour toujours. La terrible mer des Sargasses au large des Antilles est immobile, car encombrée d’algues? Elle nous apprend qu’en cas de blocage, il faut «décider d’une route, une seule, et avancer courageusement». Le mal de mer, de cœur, nous retourne l'estomac? Il nous indique que, chavirés de chagrin, nous devons fixer l'horizon lointain. Les phares plaident pour la construction «d’indéfectibles repères, comme un livre, un ami, un pays», tandis que le sel marin, la morsure de la vie, nous invite à creuser le connu pour conserver l’aptitude à désirer.
Résister aux pirates
Ah oui, et encore cette précieuse leçon de Petite philosophie de la mer, un essai vivifiant sorti en mai dernier aux Editions de La Martinière: contrairement à l’image consacrée, les pirates ne sont pas des Robins des bois du large, mais des bandits sans pitié. Face à ces nuisibles, nous devons «demander réparation haut et fort et, surtout, éviter de se dire que c’est sans doute de notre faute, que nous l’avons un peu cherché». Aucun romantisme avec les criminels!
Laurence Devillairs a deux passions, la philosophie et la mer. D’où cet ouvrage qui ébouriffe par son érudition et sa capacité à tisser des liens entre le grand large et l’humain. A chaque chapitre, une observation scientifique suivie de son enseignement applicable au quotidien. Et chaque fois, scintille la qualité d’écriture de cette agrégée en philosophie qui se soucie autant de liberté que de mesure.
La Manche a inventé l’été
L’océan comme la mer invitent au départ. Les deux incarnent «la belle et folle aventure» face à l’immobilisme faisandé. La mer, c’est aussi le mystère contenu dans ses «eaux sombres et impénétrables». C’est encore le danger lié à son imprévisibilité. Enfin, la mer est liesse d’été, «joie de se faufiler entre ses vagues, notre cœur battant à l’unisson de son grand cœur salé».
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A ce propos, le saviez-vous? Ce n’est pas la Méditerranée, mais la Manche «qui a inventé l’été», note la spécialiste. «Parce que les bains de mer à 14°C étaient réputés contre le spleen, Brighton est devenue la première station balnéaire au XVIIIe siècle. Une voiture de bain s’avançait vers les flots, que le patient, aidé d’un «baigneur», se préparait à affronter.» Jusqu’au XIXe siècle, hommes et femmes étaient séparés et ce n’est que vers 1860 que, la France imitant les Anglais, Deauville fut créée. «Saint-Trop’ et Bardot viendront bien ultérieurement», sourit la philosophe.
Question couleurs, la mer bluffe
Le saviez-vous encore? Ce n’est pas le ciel, mais le soleil qui donne à la mer sa couleur, «sinon comment expliquer que lorsqu’elle se réfugie dans les grottes, la mer soit encore bleue?» Les flots marins «réfléchissent différemment le spectre de l’arc-en-ciel contenu dans le soleil: ils absorbent les grandes ondes, c’est-à-dire le rouge, le jaune et l’orange. Puis c’est le vert qui disparaît. Ne reste que le bleu». Le fond fait le reste. «Le sable clair donne un bleu mer du sud, tandis qu’au large, le phytoplancton, des micro-algues, colore la mer en un bleu turquoise ou vert émeraude.»
Jamais sans couleurs, ni éclat, la mer nous enseigne cet art de l’embellissement
Ainsi, la mer bluffe. Elle crée des couleurs avec du blanc «et l’on n’y voit que du feu». De la même manière, l’autrice nous invite à «être les artistes de notre vie en poétisant l’ordinaire». «Jamais sans couleurs, ni éclat, la mer nous enseigne cet art de l’embellissement.» Comme elle, parcourons toutes les journées de l’année «en touristes, avides de beautés volées, d’instants rayonnants». L’été et les vacances n’ont pas le monopole «des choses vues et appréciées.»
Plus de clarté, SVP!
Autre observation de la philosophe des flots? La mer a son code et ses signaux. Quand le pavillon K signifie «je désire communiquer avec vous», le D congédie la rencontre d’un «Ne me gênez pas, je navigue avec difficulté», tandis que le pavillon QL indique la quarantaine. Le pavillon qui crée des sueurs froides? Le V pour Victor. «Rien à voir avec le V de victoire, puisqu’il signifie: «Je demande assistance», renseigne la philosophe. Qui admire tant d’efficacité. «Le langage courant n’est jamais aussi clair, il ne dit jamais aussi explicitement nos sentiments. La mer nous apprend à faire que notre «non» soit un «non», que nos «oui» soient fermement des «oui» et que nos requêtes ne soient pas tues.»
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Corriger de fausses idées ancrées. La spécialiste aime ça et rappelle que, dans la mythologie, les sirènes ne sont pas des monstres marins, mais «des créatures mi-femmes, mi-oiseaux». Qui charment les marins par leur chant enveloppant avant de les manger une fois qu’ils se sont fracassés sur les rochers! On est loin de La Petite Sirène, créature sacrificielle d’Andersen et de Walt Disney. La morale de cette histoire d’enjôleuses tueuses? «Résister à la fausseté, au toc, au galvaudé. Nous adhérons sans recul, ni scrupule à des affirmations plus assénées que sensées.» Il est juste de participer au bal des nouvelles, reconnaît la philosophe, mais il est plus avisé encore de «garder sa réserve, son quant-à-soi, ne pas s’affilier et chanter avec les sirènes».
Oui à l’oisiveté
Robinson Crusoé aussi a été mal compris. Il est vu à tort comme l’oisif parfait. Celui qui dort toute la sainte journée et cueille des fruits ou pêche des poissons quand l’envie paraît. «Rien de tel», rectifie la philosophe. Déjà, Robinson n’appartient pas à la mer, mais à la terre. «Il cultive, construit, barricade. Sa seule préoccupation est de recréer un pays, une société, une culture.» Surtout, «c’est un bourreau de travail, chaque minute de son temps est occupée».
Le «moi je» est un discours sans interlocuteur, incapable d’apprendre et de surprendre. Nager permet de laisser ce bavardage sur le rivage
Cela dit, Laurence Devillairs a un faible pour la version erronée. «Ce Robinson du farniente nous encourage à abolir la frénésie des choses à faire, à cocher, à visiter.» De quoi endiguer «le tourisme, cette manière vulgaire d’usiner le temps libre en additionnant les sites, les panoramas, les petits restos et les grandes fêtes». Pourquoi consommer à tout prix et sans répit du pittoresque et de l’excitant?, questionne la philosophe. Sortons de ce narcissisme qui nous pousse «à perpétuellement délivrer la preuve que nous existons bel et bien, à nous chercher partout et en tout».
Nager pour décrocher de soi-même
Une ressource pour décrocher? «Nager», répond Laurence Devillairs. «Car lorsqu’on nage dans la mer, on habite l’infini, on se confond avec lui». On se désencombre. De son poids réel – plus l’eau est salée et froide, plus elle nous porte –, mais aussi de son poids symbolique. «Le «moi je» est un discours sans interlocuteur, incapable d’apprendre et de surprendre. Nager permet de laisser ce bavardage sur le rivage.» Et si vous craignez le sentiment de solitude à vous silencier ainsi, Laurence Devillairs assure et rassure: «Aucun homme n’est une île déserte quand il est profondément avec lui-même».
Laurence Devillairs, «Petite philosophie de la mer» (Ed. de La Martinière), 144pp.