Chaque début de semaine, «Le Temps» propose un article autour de la psychologie et du développement personnel.

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En Valais, on le connaît corseté, façon autoroute bétonnée. A Genève, il sort lavé du Léman et affiche fièrement sa couleur vert émeraude avant de se prendre l’Arve limoneuse dans les reflets. Plus loin, il est lyonnais et altier. Large comme un ministre qui a trop mangé. Et puis avignonnais et, peut-être, un peu plus flibustier…

En ces temps de confinement où la nature reste notre alliée, le Rhône ne demande qu’à nous accueillir sur ses berges (parfois) ensauvagées. Les Genevois peuvent marcher à ses côtés, de la Jonction jusqu’à La Plaine, pendant que les Valaisans iront se perdre dans le bois de Finges, un enchantement «tout simplement unique», s’enthousiasme Jean-Louis Michelot, dans Sur le Rhône, navigations buissonnières et autres explorations sensibles, qui vient de paraître aux Editions du Rouergue. Au fil de cet ouvrage réparateur, le géographe et naturaliste français donne du relief à nos escapades.

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Le saviez-vous? Tout au long de la vallée, deux millions et demi de personnes boivent l’eau du Rhône, «le plus souvent à partir de la nappe phréatique, filtrée très efficacement par les alluvions, ce qui permet de limiter les traitements». Et saviez-vous aussi qu’au début du XIXe siècle, il n’existait que 14 ponts entre Genève et la Méditerranée? Ou que le Rhône est «le plus pentu de nos fleuves, au point de s’être vu qualifié, par l’historien Jules Michelet, de «taureau furieux» qui court vers la mer?»

Bains glacés pour les malades

Mais aujourd’hui, le taureau ne galope plus. Le courant fort et continu a cédé la place à un escalier où des tronçons presque plats sont séparés par des barrages et autres usines hydroélectriques. «Parfois, par temps de crue, les barrages sont ouverts pour évacuer les eaux. On peut alors redécouvrir toute la vitesse et la force du Rhône d’autrefois.» Enfin, savez-vous pourquoi, à Lyon, l’Hôtel-Dieu a été établi au bord de cet ex-taureau furieux? «Parce qu’il permettait d’offrir des bains surprises aux fous, en guise de traitement de choc. Cette pratique fut abandonnée par la suite, pour je ne sais quelle obscure raison», questionne l’auteur avec humour.

Si Jean-Louis Michelot livre cette vision sensible et érudite de son fleuve préféré, c’est parce que le géographe a été justement hospitalisé de longs mois à l’Hôtel-Dieu et que le Rhône, qu’il voyait depuis son lit, l’a aidé à se remettre. «Je ressens une grande présence à mes côtés, qui me veille et me raconte mille histoires…» Et comme l’auteur a la plume fine, il constate aussi une similitude entre lui et le cours d’eau long de 812 kilomètres. «Il est, comme moi, confiné à son lit, en attente d’une hypothétique rémission, bourré de produits chimiques, et s’écoulant vers la fin de toutes choses…»

Les mots de Hugo

Son ouvrage a de la surface, les magnifiques échappées en canoë-kayak durant lesquelles le naturaliste observe la faune et la flore, saluant au passage le retour de la loutre. Et aussi de la profondeur, à travers les considérations scientifiques et les poètes convoqués. Victor Hugo, par exemple, qui y tient ces propos musclés: «Au Léman, le Rhône est comme un jeune homme, à la Méditerranée, il est comme un vieillard. Là-bas, il n’a encore vu que des montagnes, ici, il a traversé des villes. Dieu lui donne la neige, les hommes lui donnent la fange.»

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Le Rhône, sur toute sa longueur, c’est exactement le trajet effectué par le naturaliste. Qui raconte avec beaucoup d’esprit sa difficile expédition pour trouver la source du fleuve. Comment il a déjà dû batailler pour emprunter le col de la Furka souvent fermé. Et comment, ensuite, il a gravi monts et rochers parmi les marmottes en fête pour atteindre le glacier du Rhône et dénicher la source à ses pieds.

C’est dans ces défis en solitaire que ce livre apporte le plus de ressources psychologiques. Plus loin, au fil du Rhône «plat», le naturaliste restitue également un bivouac sous l’orage, qui lui a valu de dormir ou plutôt de veiller toute une nuit, trempé jusqu’aux os. Face à ces morceaux de bravoure, on se dit que, même si nos héros sont plutôt quotidiens, les aventuriers qui ont le courage de se mesurer ainsi à la nature hostile doivent en ressortir plus sages.

Et si l’Arve se jetait dans le Léman…

Et aussi plus malins, si l’on en croit le chapitre consacré à Genève. Dans ce volet, le naturaliste n’hésite pas à détourner le cours de l’Arve, rivière limoneuse venue des Alpes, pour lui faire traverser les hauts de la Cité de Calvin, puis les parcs et la précipiter dans le Léman! «Deux petits kilomètres de tracé, ce n’est rien… Le cours actuel de l’Arve? Gardons-le, asséché et semé, en guise de terrain de jeu pour les habitants des environs. Les crues seront exceptionnellement autorisées à y passer.»

Le bénéfice de ce détournement? «Redonner au Rhône une transparence merveilleuse et, surtout, débarrasser le fleuve des milliers de mètres cubes de sédiments qui encombrent les barrages, nécessitant de perturbantes et coûteuses «chasses», ces espaces vidanges qui accompagnent les barrages.»

Cette idée paraît un peu perchée, elle n’est pourtant pas révolutionnaire. «Elle a été proposée par l’ingénieur français Louis-Léger Vallée, puis reprise par Karl Bürkli, au XIXe siècle. Depuis, d’ingénieux ingénieurs cogitent encore sur ce projet, mais avec en tête un tunnel de dérivation des crues, et non un nouveau cours permanent. Les ingénieurs manquent parfois d’ambition et d’amour des eaux claires», s’amuse le géographe.

Le fleuve en long

On le voit, cet ouvrage est stimulant pour l’esprit et inspirant pour la marche sur les berges, avec ses suggestions d’itinéraires et sa liste d’oiseaux fluviaux. Il est aussi avisé pour les explorations à fleur d’eau. A ce propos, Jean-Louis Michelot observe que nous vivons peu le fleuve dans cette dimension. «Nous empruntons sa vallée, mais généralement dans nos voitures et nos trains alors que, jadis, chaque année, 200 000 personnes naviguaient entre Lyon et Avignon. Aujourd’hui, les quelques mariniers qui utilisent cette autoroute presque vide apparaissent comme une société secrète.» Les derniers adeptes du Rhône en long? «Les retraités anglo-saxons, grâce aux bateaux de croisière qu’ils affectionnent», répond le spécialiste.

Le coup de patte de Simenon

On a tort, visiblement. En ces temps de coronavirus et de semi-confinement, la douceur et la richesse des traversées en canoë-kayak semblent idéales. «L’immense majorité des berges sont bordées de végétation et il suffit d’un mince rideau d’arbres pour faire du cours d’eau un univers sauvage. Et quand on aborde une ville, on passe de la beauté de la nature à la beauté de la culture», note le spécialiste, avant de citer Georges Simenon: «Les villes et villages montrent leur derrière à la route. C’est du côté de l’eau que se tourne leur visage!»

A propos de l’œuvre de Simenon:  Maigret, commissaire de l’humanité