Dans l’imaginaire occidental marqué par l’ascèse chrétienne, manger alourdit le corps, ralentit la réflexion et altère le jugement. Il n’y a qu’en jeûnant que l’homme se détache de sa condition animale pour accéder aux cimes spirituelles. Pourtant, dans la Grèce ancienne, on pensait autrement, assure Nicolas Zlatoff, metteur en scène de Banquet (Sumposion), six soirées à l’enseigne d’Antigel durant lesquelles un repas – une très helvétique raclette! – mènera à la pensée, au théâtre et, qui sait, au débat.

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«Si, pour Rousseau, marcher en solitaire affûtait l’esprit, pour Platon, cet objectif était atteint par un banquet arrosé. L’ivresse permettait de libérer la parole et de briller en société», développe cet artiste lyonnais établi en Valais, qui a été mathématicien avant de se tourner vers le théâtre.

Ce n’est sans doute pas pour rien qu’en égyptien ancien, le même hiéroglyphe signifiait manger et parler, comme le raconte l’historien Paul Ariès, dans un brillant entretien publié en juin dernier par le magazine Sciences humaines. «C’est clair, abonde Nicolas Zlatoff. N’oublions pas qu’on a recours au même organe, la bouche, pour manger, parler et embrasser. Le lien entre ces actions est donc très marqué.» Pareille similitude encore pour la langue dont le double sens, en français, rapproche la très concrète dégustation de la très abstraite communication… Mise en bouche avant d’aller éprouver le concept aux tables d’Antigel.

Le Temps: Nicolas Zlatoff, vous proposez un «Banquet grec» à Genève, Perly-Certoux et Meinier. Quelles étaient les particularités de ces événements dans l’Antiquité?

Nicolas Zlatoff: Ces banquets donnaient l’occasion aux convives de s’affronter lors de joutes verbales très aiguisées. Dans Le Banquet, une des œuvres maîtresses de Platon, les participants luttent pour les beaux yeux d’Agathon, un jeune auteur de tragédie. Chacun y va de son éloge amoureux pour décrocher la palme… et le droit de coucher avec l’éphèbe.

En quoi la nourriture et la boisson contribuaient à l’excellence de ces orateurs?

Le banquet se déroulait en deux temps. Tout d’abord, les convives se restauraient lors du deipnon, un repas sans boisson, pour prendre des forces. Puis, ils enchaînaient avec le sumposion où le vin coulait à flots et libérait la parole, comme si le corps se mettait à penser. Dans la Grèce antique, la notion de partage est très importante pour que brille l’esprit. D’ailleurs, les convives coupaient le vin blanc, qui était très alcoolisé, en le mélangeant avec de l’eau de mer dans un cratère et se partageaient la même coupe qui circulait de l’un à l’autre.

On est loin de la tradition occidentale qui prône la solitude et l’austérité pour libérer l’esprit.

C’est vrai, en tout cas jusqu’à la moitié du XXe siècle. Pour bien penser, Nietzsche préconisait la marche, seul et en montagne, quand Rousseau conseillait aussi la marche, également seul, mais en plaine. Mais, plus tard, sont nés d’autres courants philosophiques qui ont légitimé le groupe et la confusion des sens comme accès à la sagesse. Gilles Deleuze et Félix Guattari ont par exemple avancé qu’on ne pensait jamais seul, mais toujours en s’adressant à un ami imaginaire. Ils ont aussi développé l’idée qu’un plongeon dans l’inconnu, grâce à l’ivresse ou à d’autres substances, permettait d’élargir la pensée. Foucault dit de son côté que «lorsqu’on pense, on ne sait jamais où l’on va». La perte de maîtrise est (re)devenue un chemin vers la connaissance.

Les banquets grecs présentaient tout de même un bémol, l’absence de femmes, personnes de non-droit dans le monde antique. Antigel programme d’ailleurs «O Banquete» de la Brésilienne Ana Pi, comme un «pied de nez au Banquet de Platon»…

En effet, les banquets antiques sont réservés aux citoyens, c’est-à-dire aux hommes appartenant aux hautes sphères de la société. Ils ne sont donc pas très «démocratiques», d’autant que celui qui invite prend le pouvoir sur ses convives.

Mais il y a une exception. Durant les Dionysies, fêtes consacrées à Dionysos et qui prônaient le principe d’inversion, toutes et tous, femmes et étrangers inclus, étaient conviés aux festivités. C’est en l’honneur de cette diversité que nos interventions théâtrales s’articuleront autour des différentes thématiques propres à ce dieu, comme l’ivresse, la force vitale et la folie.

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Que reste-t-il du partage, notion centrale de ces banquets, dans le monde moderne?

Aujourd’hui le partage est mis à mal par le foisonnement d’activités et la vie hachée. Nombre de familles ne mangent plus ensemble que le week-end, et encore… Et que dire de l’impact négatif sur le partage social de l’actuelle épidémie? Lorsque le metteur en scène Fabrice Gorgerat a travaillé sur la nourriture, dans son cycle consacré aux tragédies contemporaines, il a évoqué le lien qui existe entre le fait de manger seul et l’obésité. Manger en groupe peut parfois rimer avec débauches, orgies, excès, mais, le plus souvent, manger en groupe offre un cadre affectif et un contrôle social structurant pour chacun.

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Encore faut-il jongler avec la variété des régimes alimentaires! Mange-t-on toujours ensemble quand on mange chacun un plat différent?

C’est une question qui nous a beaucoup préoccupés dans notre travail. C’est clair que lorsqu’on se présente comme végétarien, végétalien, végane ou encore intolérant aux produits laitiers et/ou au gluten, on dit quelque chose de soi. On affiche une opinion politique et philosophique. Les véganes, par exemple, déclarent: «je ne me considère pas au-dessus de l’espèce animale, je suis son égal·e». Pour le coup, manger, c’est vraiment parler. Dans ce cas, la nourriture a même un discours!

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Et le partage? Est-il impacté par ce foisonnement de particularismes?

Le partage est en effet plus compliqué, puisque, contrairement aux Grecs anciens qui buvaient tous à la même coupe, les régimes diversifiés induisent que chacun consomme «sa» nourriture. On le voit quand on part en tournée et qu’on mange ensemble. La variété des exigences alimentaires de la troupe peut peser et donner lieu à des tensions. C’est pour cela qu’on a choisi de servir une raclette aux banquets d’Antigel: on a voulu insister sur un mets unique, une meule de fromage, dont chacun mange une partie.

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Pas très covid-compatible…

(Rires) Non! D’ailleurs ce projet date d’avant le covid! Et on l’a très peu tourné depuis. Cela dit, dans cette expérience, on applique toutes les consignes sanitaires en vigueur sans nuire à sa portée: les six banquets qu’on a déjà faits ont prouvé que la parole des comédiens ou du public naît très spontanément de ce relâchement induit par la nourriture, l’alcool et la convivialité. Dans ces moments, il y a à la fois une joie rassurante et une folie un peu inquiétante. C’est ce mélange qui, comme dit Foucault, nous emmène là où on ne pensait pas aller…


Banquet (Sumposion), Antigel, les 29-30 janvier à Genève, les 1er-2 février à Perly-Certoux, les 12-13 février à Meinier; O Banquete, Antigel, les 28-29 janvier.