Si les mots «porno éthique» vous évoquent un enchevêtrement de mauvais acteurs qui se lèchent les joues en se susurrant des haïkus dans un champ de coquelicots, sachez que la Lausannoise Mélanie Boss, cofondatrice du collectif de porno alternatif Oil Productions, a d’autres ambitions. Parmi celles-ci: proposer, dans un cadre de travail légal, sûr et juste, des films qui portent un nouveau regard, plus en phase avec l’époque, sur la médiatisation du sexe. Le tout sans verser dans les clichés pastel ni lésiner sur l’érotisme.

Depuis janvier 2019, six Romandes ont intégré ce collectif, dont la dimension «éthique» questionne l’objet culturel pornographique, pour mieux remettre en cause nos automatismes. De Berlin à Stockholm, d’autres avant elles l’ont mis en lumière ces quinze dernières années: le porno des «tubes» (celui, amateur ou professionnel, gratuit et omniprésent, qu’une large majorité d’internautes consomme depuis que le monde est World Wide Web) suit des schémas si prévisibles qu’ils en sont parfois risibles. «On constate que les lignes peinent à bouger, et on a eu envie de faire autrement», explique la trentenaire, accoudée à une table du café La Couronne d’Or, à Lausanne, les yeux clairs brûlés par le premier rayon de soleil de mai.

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«Qui fait le film? Pour qui? Comment?»

Dans son stamm lausannois, entourée de jeunes indépendants cool malgré eux, elle détaille: «Chez Oil Productions, on se demande: «Qui fait le film? Pour qui il ou elle le fait, et dans quelles conditions? Quel message contient-il?» On a rédigé une charte afin d’assurer que, dans nos productions, tout le monde se sente en confiance, soit protégé et en sécurité, et que dans les films eux-mêmes, les sexualités et les corps représentés soient plus divers, moins stéréotypés. On avance avec notre expérience, en créant. Pas besoin d’avoir lu Foucault pour faire du porno éthique.»

La dimension philosophique du rapport au monde la hante néanmoins très tôt, bien avant que Judith Butler ou Paul B. Preciado n’intègrent son panthéon personnel. «Aussi loin que remontent mes souvenirs, dans mon petit village au pied du Jura vaudois, j’avais le sentiment d’être en inadéquation avec les normes sociales. Ma sœur incarnait à la perfection le rôle de la petite fille, elle aimait le cheval et le dessin, moi je ressemblais à un petit garçon et j’étais passionnée par l’informatique.»

En famille, les discussions tournent souvent autour du ressenti, tentent de verbaliser les émotions qui submergent parfois cette enfant hypersensible, suivie dès l’âge de 5 ans par une psychologue. «Mes deux parents étaient éducateurs de formation et nous ont toujours encouragées à avoir notre point de vue, à défendre nos idées.» L’exploration de son corps éveille un intérêt précoce pour la sensualité, puis la sexualité. Les filles, comme les garçons, la fascinent.

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Brouillé mais sonore

C’est d’abord brouillé que le porno fait irruption dans sa vie. «Je me souviens des films cryptés de Canal+, tard le soir: j’avais trafiqué le système pour pouvoir avoir le son. J’ai découvert les premières plateformes pornos sur internet plus tard, mais c’était le grand n’importe quoi des années 2000. Rien n’était régulé, il y avait des choses vraiment atroces.»

A cette même époque, sa mère choisit de quitter le confort du domicile familial pour reprendre son indépendance, pendant que sa grande sœur, si sage et si lisse jusqu’alors, se découvre une âme de militante de l’extrême dans les milieux artistiques de Genève. «Ces cercles-là, très politisés, ne m’intéressaient pas. Jeune adulte, j’ai poursuivi mon chemin sans un regard pour eux. Ma prise de conscience liée aux questions de genre, de tolérance, de respect, s’est faite de façon très organique.»

Alors que les prémices d’une vie studieuse d’étudiante en anthropologie à Neuchâtel voient le jour, la culture lausannoise de la nuit la rattrape. S’ensuit une phase d’errance festive et alcoolisée sous les néons, qui durera le temps de sa formation. «Un peu par provocation, parce que rien n’existait sur le sujet et que personne n’en parlait», elle propose un premier travail de recherche sur le porno alternatif. Son mémoire l’emmène ensuite à Berlin, caméra à la main. «J’ai plongé dans les milieux queer, tolérants, bienveillants. J’ai filmé des heures. Je n’ai jamais utilisé ces rushes… mais quelque chose avait changé: je m’étais enfin sentie chez moi, sans être jugée. En sécurité.»

De l’excellence et des questions ouvertes

C’est finalement ce travail qui lui permettra d’obtenir un prix d’excellence à l’Université de Neuchâtel. Quelques rencontres prometteuses plus tard, Mélanie et ses trois, puis cinq acolytes, indépendantes, artistes et photographes, fondent Oil Productions, dont les statuts sont déposés en décembre dernier. «Le porno éthique est fascinant de par sa dimension introspective. Toutes les six, on parle de nos corps, nos vies, nos limites, on revisite notre passé. C’est un groupe de parole.»

La parole est justement au cœur du projet. Peu importe si aujourd’hui, business plan et stratégie commerciale restent à peaufiner pour survivre dans une industrie pornographique ultra-compétitive et ultra-libérale, l’objectif est d’abord de faire entendre une voix locale en la matière. «On reçoit de nombreux messages de soutien, des propositions de collaboration en Suisse et en Europe… Même ma mère commence à s’intéresser à ce que je fais. Amener notre rapport au porno dans la conversation, après tout, c’est ça, l’essentiel.»

Un livre d'Ovidie en 2018:  Les ravages du porno en ligne


Profil

1989 Naissance à Morges.

2015 Première présence à la Fête du slip à Lausanne.

2017 Défense de son mémoire en anthropologie, intitulé «It’s not only porn!» sur les films porno queer.

2018 Première séance de ce qui deviendra Oil Productions.

2019 Sortie du premier film d’Oil Productions.