Réseaux Sociaux
Dans les minutes qui ont suivi l’incendie de Notre-Dame, les réseaux sociaux n’étaient plus qu’un grand brasier. Deux experts reviennent sur ce besoin compulsif de partage qui, loin d’apaiser, participe à l’anxiété

Un premier message d’un.e ami.e vous annonce que Notre-Dame est en feu, accompagné d’une photo du ciel parisien noirci. Puis deux, puis cinq, puis dix photos. Dans les groupes privés de messagerie, les adjectifs pour qualifier le «cauchemar» se bousculent en direct; «Mon Dieu, la flèche vient de tomber», vidéos, captures d’écran des chaînes d’info: soudain, vous avez envie d’écraser une larme, vous aussi. Pendant qu’Instagram se transforme en brasier, vous glissez #NotreDame sur Twitter. Les images se suivent et se ressemblent, mais vous «scrollez» pendant une heure, fasciné. Déjà, les plus érudits postent les mots de Victor Hugo dans leurs stories, puis les dessins et photos hommages à la cathédrale encore intacte, il y a un mois, un an ou une décennie.
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Chacun vit le drame comme il peut. Mais quels mécanismes, conscients ou non, sous-tendent ce besoin compulsif et immédiat de partage, voire d’escalade émotionnelle de groupe? Le Temps a posé la question à Emmanuel Monfort, maître de conférences en psychologie et coauteur de l’opinion «Comment se propage l’émotion sur les réseaux sociaux», et à Fabienne Martin-Juchat, professeure en sciences de l’information et de la communication, coautrice de «L’industrialisation des émotions – Vers une radicalisation de la modernité», au sein de l’Université Grenoble-Alpes.
Le Temps: Quelles ont été les réactions autour de vous suite à l’incendie de Notre-Dame?
Fabienne Martin-Juchat: L’incendie était dramatique, mais j’ai été surprise de voir la surenchère de pathos via les réseaux sociaux: il me semble qu’il y a eu un besoin de partage d’émotion forte, sur lequel se construit le groupe social.
Emmanuel Monfort: Je donnais cours au moment où c’est arrivé, et bien que nous soyons à des centaines de kilomètres, j’ai entendu mes étudiants dire: «Désolés, mais il nous faut une pause Notre-Dame.» J’ai allumé mon téléphone et j’avais reçu de la part de mes amis des dizaines de messages et d’images… ce qui n’était pas sans rappeler le phénomène observé lors des attentats de novembre au Bataclan et en Seine-Saint-Denis, que mon collègue Mohammad H. Afzali et moi avions étudié.
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Quels mécanismes aviez-vous alors mis en lumière?
E. M.: Nous nous étions posé la question de la transmission du traumatisme par les images sur ces réseaux. Le sujet était vraiment apparu en psychologie après le 11-Septembre et l’omniprésence des tours jumelles sur les chaînes d’info. Nous avons conclu qu’il n’y a pas de transfert de traumatisme, mais qu’on assiste bien à une contagion émotionnelle, c’est-à-dire à une forme, chez certains sujets, d’anxiété qui n’est pas liée à un souvenir vécu (à la différence du stress post-traumatique), accrue par les informations… dont on a cependant du mal à se détacher.
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Pourquoi notre premier réflexe est-il de partager le drame et ses images?
E. M.: Que le partage soit destiné à sa communauté publique (Twitter, Instagram) ou limité aux proches (message privé), le premier facteur est l’omniprésence du smartphone: on connaît l’addiction produite par la connexion sur notre cerveau. Ensuite, quelle que soit la nature de l’événement, s’il a une valeur émotionnelle forte, notre réflexe est de le médiatiser puis de le partager pour chercher le soutien de ses pairs, une quête d’empathie. Enfin, il y a l’«effet des similitudes», parfois qualifié d’«effet de troupeau» face au drame: cette impression d’appartenir à un groupe social qui a des caractéristiques propres et auquel on s’identifie.
F. M.-J.: C’est une nécessité sociale de verbaliser ses émotions auprès d’un collectif: c’est un signe de vitalité et d’appartenance au groupe. Par moments, dans l’histoire des civilisations, on a même créé des crises pour renforcer ce sentiment d’appartenance, par exemple avec les pendaisons publiques…
Cette empathie recherchée, la trouve-t-on vraiment en ligne?
E. M.: Ce qui est intéressant, c’est que ce réflexe de partage sur les réseaux sociaux n’a pas du tout l’effet escompté. Si partager «dans la vraie vie», c’est-à-dire en chair et en os, peut aider à surmonter une crise, le partage virtuel et sa surenchère d’images et de commentaires peut provoquer au contraire une hausse de l’anxiété.
F. M.-J.: D’une part, on ne peut pas verbaliser la complexité de ce que l’on vit avec un smiley. Les réseaux participent à une «industrialisation des émotions»: «Oh mon Dieu», «C’est horrible», émoji cœur brisé: l’émotion via WhatsApp ou SMS sera forcément réduite et normée. D’autre part, il est difficile de déterminer ce que ressent vraiment l’autre virtuellement; ce n’est pas parce que les gens se disent touchés, empathiques, qu’ils le sont réellement. N’est-ce pas une posture? Il y a un jeu social derrière…
Alors pourquoi, drame après drame, reproduit-on spontanément ces comportements?
E. M.: Une théorie considère que l’empathie s’appuie sur trois caractéristiques: la première est la contagion émotionnelle, c’est-à-dire le fait d’être perméable aux émotions des autres; la deuxième est la capacité à comprendre la pensée de ceux qui appartiennent «au même groupe que moi»: typiquement, tous ceux qui ont vécu à Paris et vivent dans leur chair l’incendie de Notre-Dame ont le sentiment de «se comprendre les uns les autres». Enfin, la dernière, la déconnexion émotionnelle, est la capacité à se protéger des émotions trop difficiles, par exemple en éteignant son téléphone au lieu de rester sur les images d’un drame des heures entières, même si on a envie d’en savoir plus. Ce que l’on constate, c’est que cette dernière «déconnexion émotionnelle» paraît souvent trop difficile. Comme nous sommes incapables de nous protéger nous-mêmes, la recherche de soutien et d’empathie pourrait ainsi être insatisfaite.
C’est paradoxal, mais on a besoin du drame pour se sentir exister. En éteignant son téléphone, quelque part, on trahit la communauté
F. M.-J.: L’émotion est liée à la culture: on a besoin de verbaliser pour digérer, ce qui nous distingue des animaux. Pour certains, une émotion qui n’est pas transformée en symbole n’est même pas conscientisée. C’est le grand classique de la catharsis d’Aristote avec le théâtre, lieu de sublimation des émotions par le tragique. C’est paradoxal, mais on a besoin du drame pour se sentir exister. En éteignant son téléphone, quelque part, on trahit la communauté.
Dans quelle mesure l’évolution des médias, qui reprennent tweets, posts Instagram en direct, favorise-t-elle la contagion émotionnelle?
E. M.: Le rôle des médias et de leurs formats live est indéniable mais il n’est pas nouveau. Au début du XXe siècle, quand on avait certains journaux qui faisaient huit ou dix éditions quotidiennes, on observait déjà ce phénomène. Internet et son accès ne font qu’en accroître l’efficacité, et donc l’accélèrent.
Existe-t-il selon vous une pression sociale qui fait que les utilisateurs des réseaux sociaux vont viser à travers une réaction donnée à livrer une certaine image d’eux-mêmes?
F. M.-J.: C’est évident. On est dans une complète mise en scène de soi, de l’ordre de la théâtralisation: WhatsApp, Instagram ou Twitter sont notre théâtre social, on joue le jeu pour être intégré socialement.
E. M.: Poste-t-on le plus vite possible, avant les autres, pour se montrer très connecté? Cite-t-on un auteur célèbre pour témoigner de son érudition, au-delà de la seule quête d’empathie? Très sincèrement: je ne sais pas. C’est bien possible, mais la communauté scientifique court derrière les usages numériques face à l’accélération des pratiques qui se généralisent…