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«lls n’ont qu’à manger moins et bouger plus!» Encouragé par la téléréalité, le quidam pense toujours que l’obésité n’est qu’une histoire de volonté. Le quidam se trompe. Cette pathologie accablant 13% de la population adulte mondiale, a été déclarée «maladie chronique» par l’OMS en 1997, car elle résulte d’une multitude de facteurs dépassant largement la seule responsabilité individuelle.

Entre patrimoine génétique, aliments ultra-transformés, sédentarité croissante, mais aussi altération du microbiote intestinal, stress en tout genre et même pollution de l’air, les raisons de ce fléau sont tellement variées que le fat shaming devrait, depuis longtemps, appartenir au passé.

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Or, cette épidémie, bientôt «première cause de mortalité dans le monde», est toujours une honte pour ses victimes. Lesquelles, depuis une année, connaissent en plus la double peine d’être cas à risque face au covid. Dans Ça me pèse, un livre d’entretiens qui vient de paraître aux Editions L’Aube, Françoise, 110 kilos pour 1 m 65, est on ne peut plus claire: son corps est un «boulet», une «punition», une «prison». «Je crois que je ne serais pas plus handicapée s’il me manquait les deux jambes.»

A l’image de Gabrielle Deydier, autrice d’On ne naît pas grosse, témoignage-enquête publié en 2017, Françoise livre au sociologue Smaïn Laacher la liste de ses désagréments. Vie sociale, professionnelle, amoureuse ou familiale: il n’y a pas un domaine dans lequel son corps, ce «monstre», ne la condamne pas.

«Au moment où je l’ai rencontrée, Françoise, 45 ans, ne sortait plus de chez elle depuis au moins deux ans. Et elle a toujours tenu à ce que nos entretiens se déroulent dans la pénombre.» Smaïn Laacher est un des rares sociologues à s’intéresser à l’obésité. Raison pour laquelle cet entretien, qui date des années 1990, est toujours une curiosité, déplore dans la préface Agnès Maurin, cofondatrice et directrice de la Ligue contre l’obésité.

Pourquoi ce manque d’intérêt? «Sans doute l’étude des représentations sociales n’a-t-elle pas encore bien mesuré l’ampleur du désastre humain qui se joue. Sans doute le sujet de l’obésité est méprisé parce que relevant, croit-on, de la seule responsabilité individuelle», explique la spécialiste.

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Pourtant, «il est admis aujourd’hui que l’obésité obéit à une logique systémique et trouve ses causes loin des clichés injustes de la mauvaise alimentation et du manque d’activité physique». Les causes, justement? Il y a déjà «les aliments, plus gras, plus sucrés, ultra-transformés et bon marché». Il y a aussi le «mode de vie devenu plus sédentaire, associé aux modifications de l’environnement biologique telles que l’augmentation des toxines ou l’altération du microbiote intestinal». De plus, «les recherches autour du patrimoine génomique ont permis d’identifier plus de 250 régions génétiques dont les variations prédisposent à la maladie».

La pollution de l’air joue un rôle

Et puis, plus surprenant, il y a les «facteurs environnementaux». «De nombreuses études montrent que la pollution atmosphérique affecte la croissance et la signalisation des cellules adipeuses, tandis que la responsabilité des pesticides et des perturbateurs endocriniens ne souffre plus de contestation dans l’évolution constante de la maladie.»

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Enfin, «le stress, les traumatismes profonds, les conditions de travail et de vie agissent aussi sur l’évolution croissante de l’obésité», conclut la spécialiste, pointant là les inégalités sociales en matière de surpoids. Gabrielle Deydier confirme: «Avec une population de 9,9 millions, l’obésité concerne un Français sur dix. Mais les milieux pauvres sont les plus touchés. Un smicard sur quatre est obèse.»

Incessantes moqueries

Françoise, l’interviewée de Smaïn Laacher, correspond au profil. «Ma mère disait toujours: «Mange, il vaut mieux faire envie que pitié.» Chez maman, beaucoup de féculents. On était une famille nombreuse, tu ne vas pas acheter des haricots verts pour tout le monde, financièrement, ce n’était pas possible.»

Sa fille, Chantal, souffre aussi d’obésité. Lorsque enfant, elle se retrouvait devant le tableau noir, c’était la panique. «Je perdais mes mots, parce que j’avais toujours l’impression que tous ces regards jugeaient mon physique.» De fait, les vexations sont nombreuses. Gabrielle Deydier est traitée de biggie dans une auberge de jeunesse, tandis que Françoise constate que «pour un handicapé, les gens vont être attentifs, nous, c’est de la moquerie, sans arrêt».

Médecins indélicats

Pareil sur le plan professionnel. Gabrielle Deydier note «qu’une personne obèse est payée en général 18% de moins lors de son premier job», car elle a intégré le fait de se soumettre. Ou alors d’être gentille. Françoise: «Ma tante, qui était grosse aussi, disait: «Ben, les gros, on a toujours le sourire.» On le fait par obligation, on sourit pour devancer la critique.»

Avec des phrases comme «Je me demande ce que je pourrais bien voir au milieu de tout ce gras», de nombreux médecins pratiquent le fat shaming, condamne Gabrielle. Résultat, la jeune femme laisse son «corps en friche». Et pour le plaisir sexuel, ce n’est pas plus simple. «Je ne me suis jamais déshabillée devant un homme, témoigne Françoise. Et je n’ai jamais trouvé un homme qui veuille me déshabiller! En même temps, je redoutais qu’ils essaient. Quand tu es comme ça, tu n’es jamais toi-même.»

La valse des régimes

Dans ces ouvrages, il est bien sûr question de diètes et d’opérations bariatriques. «Je n’ai pas rencontré un gros qui n’ait pas fait un régime, c’est une volonté de maigrir pour se faire accepter des autres», dit Chantal, la fille de Françoise. «Tous les jours, tu allumes la télé et tu vois la femme sur l’écran, elle est mince. Nous, on n’a pas l’impression d’appartenir à la société, on n’a aucun critère auquel se rattacher, on se sent exclus.»

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L’obésité est également répartie entre les hommes et les femmes, mais ces dernières sont plus complexées, car davantage victimes du regard social que leurs homologues masculins. «Parmi les personnes qui recourent à la chirurgie bariatrique, 80% sont des femmes», note Gabrielle Deydier qui souligne la violence de cette opération. Obèses ou non, «les femmes sont enfermées dans la haine d’elles-mêmes.»

Société schizophrène

«Chaque fois qu’on m’a demandé de maigrir, j’ai grossi. Je me braque, je transforme la souffrance en frénésie alimentaire», s’insurge la militante qui lutte contre la grossophobie et rend hommage à Anne Zamberlan pour avoir ouvert la voie de la fat acceptance dans les années 1990. «Nous vivons dans une société schizophrène», conclut Gabrielle Deydier. «Grossir devient de plus en plus facile, mais les obèses sont toujours des pestiférés. J’ai dû batailler contre mes parents, contre mes profs, contre moi-même, pour m’inventer des vies. J’espère qu’un jour, nous, les gros, nous mettrons fin à notre cavale.»