Dans ce numéro spécial du magazine T, toutes les illustrations ont été générées par différentes intelligences artificielles, assistées toutefois d’une intelligence humaine, celle du photographe lausannois Mathieu Bernard-Reymond.

La pratique de l’islam au Pakistan, notamment au Pendjab, est fortement influencée par le soufisme, qui occupe une place primordiale dans la culture populaire. Ce courant a inspiré les plus grands poètes et musiciens du pays. Certains mausolées regorgent d’histoires aussi singulières que sulfureuses qui dénotent avec la vision rigoriste que l’on a du Pakistan aujourd’hui. A Baghbanpura, dans le sépulcre du grand poète soufi Shah Hussain, deux tombes de marbre blanc renferment l’une des histoires d’amour les plus étonnantes de l’époque.

Shah Hussain naît en 1538 dans une famille de tisserands de Lahore récemment convertis à l’islam. Très vite, ses parents décèlent un mysticisme chez ce garçon qui se promène dans la ville tout de rouge vêtu et capable à l’âge de 10 ans de réciter le Coran. Ils décident de confier son éducation à un pir, un maître soufi de l’ordre de Qadiriyya.

Pendant vingt-six ans, le jeune Hussain va mener une vie d’ascète, suivant de manière orthodoxe les rites et les traditions soufis jusqu’à la redécouverte d’un verset coranique qui va bouleverser son rapport au monde terrestre: «La présente vie n’est que jeu et amusement.» Les bestiaux (Al-An’am), sourate 6, verset 32. Il se jure alors de passer le reste de sa vie terrestre dans la jouissance. Dès lors, il développe un goût pour la poésie et devient maître du kafi, un style de musique célébrant les poèmes des grands soufis du sous-continent indien.

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Ivresse de l’amour

Un jour qu’il prêchait aux abords du marché, le derviche voit s’arrêter devant lui un somptueux cheval chevauché par Madhu Lal, un jeune et élégant garçon issu d’une lignée de prêtres hindous. «Shah Hussain est foudroyé, il tombe instantanément dans l’ivresse d’une transe mystique», écrit le grand spécialiste du soufisme indien Rizvi. Son amour pour Madhu le pousse à s’installer dans le quartier du jeune hindou, où il attendra seize longues années avant que celui-ci ne connaisse lui aussi cette ivresse, séduit au fil des ans par les prêches du maître soufi.

Si l’homosexualité, notamment masculine, est plutôt bien acceptée par l’élite moghole qui dirige alors le Pendjab. Babur, le premier empereur moghol, raconte ouvertement dans ses mémoires son amour pour un garçon de Kaboul, pour les poètes persans, l’homoérotisme est perçu comme une relation spirituelle entre l’homme et Dieu, qui peut symboliser l’amour divin. Pour le peuple, cette liaison entre un derviche musulman et un jeune hindou est en rupture avec les normes de l’époque. L’homosexualité est rejetée par les membres de l’entourage de Madhu, qui voit d’un œil suspect la relation entre les deux hommes. Noor Ahmad Chishti, raconte dans son recueil de chroniques soufies qu’ils décident même, surprenant les amants dans le même lit, de les tuer. Mais, poursuit l’auteur, «rendus aveugles par le pouvoir de Hussain, ils n’ont pu trouver la porte et s’en sont allés.»

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Montrant sa dévotion totale à son amant et l’amour sans faille qu’il lui voue, Shah Hussain décide de prendre son nom, devenant ainsi Madhu Lal Hussain. Un acte d’amour qui rappelle l’un des récits romantiques les plus connus du folklore pendjabi, Heer et Ranjha: «Que tout le monde m’appelle désormais Ranjha et plus Heer. Je ne suis plus Heer, car je fais un avec Ranjha.»

La tombe du poète et de son amant hindou attire chaque année des milliers de croyants. «Les saints comme Madhu Lal Hussain sont les amis de Dieu, alors je viens demander de l’aide pour qu’il intercède en ma faveur», confie Noor, venue au mausolée avec ses enfants. Cette histoire d’amour témoigne également du syncrétisme – la combinaison de doctrines initialement incompatibles – du soufisme dans le sous-continent indien. Au XVIIIe siècle, le maharajah sikh Ranjit Singh unit sous une même fête Mela Chiraghan, le festival des lumières, avec l’Urs (l’anniversaire de la mort) de Madhu Lal Hussain. Et durant tout son règne, Ranjit Singh mènera la procession du mausolée de Madhu Lal Hussain aux jardins royaux de Shalimar, mêlant musulmans, hindous et sikhs. Cette porosité entre les religions a perduré jusqu’à la partition de l’Inde en 1947 et la création du Pakistan.

Dans un contexte d’uniformisation et de radicalisation religieuse, ce syncrétisme est aujourd’hui menacé. L’influence wahhabite au Pakistan a conduit à un rejet de la pluralité du soufisme, poussant des fanatiques à mener des attaques terroristes contre plusieurs sanctuaires soufis de Peshawar à Lahore. L’histoire d’amour entre Shah Hussain et Madhu Lal subit elle aussi des tentatives de réécriture: certains religieux essaient de la transformer en relation spirituelle, et non charnelle.