Quatrième âge, se raconter pour exister
Seniors
Les récits de vie en EMS permettent aux résidents de gagner en autonomie et en créativité. Un livre raconte l’expérience de professionnelles qui recueillent cette précieuse parole

En Occident, les aînés ne sont pas à la fête. On les accompagne comme on peut, on les place en EMS par confort ou par nécessité, mais on ne les célèbre pas, contrairement à l’Afrique où chaque senior est considéré comme une bibliothèque vivante, rappelle l’écrivain Amadou Hampâté Bâ. Ou en Inde, où la démence sénile est vue comme une nouvelle manière, inventive, de considérer le monde… Ce n’est pas une découverte, notre modèle de société basé sur la productivité n’est pas «vieux-compatible». Heureusement, des parades sont imaginées pour redonner du sens et de l’importance au quatrième âge. Le récit de vie en institution en fait partie. Et l’ouvrage que lui consacre Catherine Schmutz-Brun, formatrice universitaire dans le domaine, est non seulement éclairant, il est aussi émouvant. Les recueilleuses de vie qui y racontent leur pratique en EMS et montrent à quel point les personnes âgées interrogées passent du «Ma vie n’est pas intéressante» à «J’ai quand même vécu des trucs extraordinaires!» Exister aux portes et au-delà de sa disparition, c’est la force de ces récits qui se construisent sur le long terme et dépassent la simple biographie.
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Catherine Schmutz-Brun, docteure en sciences de l’éducation, est responsable du certificat (CAS) de recueilleurs-ses de récits de vie, proposé par l’Université de Fribourg depuis 2013. Comme elle l’a déjà précisé dans un précédent article consacré au sujet, la spécialiste établit une distinction entre les biographies visant à dresser de manière factuelle le parcours d’une personne et la formation qu’elle conduit et qui privilégie la relation. Bien sûr, au bout du compte, des récits de vie émanent des deux démarches et laissent une trace de l’aïeul-e aux générations suivantes, mais, dans le cas des recueilleurs certifiés qui sont souvent des femmes, la quête d’informations se fait «en résonance» et aboutit à un travail de «qualité». «Le récit de vie a un tel succès qu’il est devenu un fast-food indigeste et vite avalé. Vite, entre deux portes, l’écoute d’une tranche de vie avec un bel empaquetage pour le voyage!» regrette Catherine Schmutz-Brun dans Le Récit de vie de la personne âgée en institution. Avec sa formation qui invite chaque participant à faire son propre récit de vie avant d’apprendre à recueillir la parole d’autrui, la spécialiste garantit «les saveurs d’un bon plat mijoté avec amour et générosité»!
Visibilité et liens retrouvés
De fait, dans la partie témoignages de l’ouvrage, on sent la charge émotionnelle, le tact et l’implication de ces professionnelles. Leurs restitutions sont des pépites de sensibilité qui montrent tout le pouvoir émancipateur de cette démarche. A travers les récits de vie, les résidents des EMS non seulement redonnent du sens et de l’importance à leur existence, ils reconquièrent également une autonomie et une créativité en choisissant ce qu’ils racontent ou non. Ensuite, mais ce n’est pas toujours le cas, ces récits sont collectés, réunis dans un journal et lus par le personnel soignant et les autres résidents. Ils donnent alors une visibilité à leurs auteurs et permettent au reste de la communauté de rebondir en partageant ses propres souvenirs.
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Parfois, l’auteur du récit ne désire pas que son histoire soit divulguée, ou alors juste à sa famille. La question du secret est d’ailleurs abordée au début du processus au cas où la personne âgée, par définition fragile, n’est plus en mesure de se prononcer au terme du travail… On le voit, la dentelle est fine, délicate. Et dépend beaucoup de la personnalité de la recueilleuse. Une constante, cependant: la difficulté de combiner cette activité avec l’agenda, étonnamment chargé, des EMS. Souvent, les recueilleuses, qui ont pourtant pris rendez-vous, doivent interrompre la séance d’écoute pour des soins ou des activités prévues par l’établissement. Autre préoccupation, la rémunération, qui n’est pas toujours acquise pour les directeurs d’institution. Mais si le salaire manque parfois, chaque recueilleuse relève la richesse spirituelle de ces échanges.
Souvenir violent ou dérangeant
Que faire quand le souvenir évoqué est violent ou dérangeant? Daniela Hersch est l’une des recueilleuses qui témoignent dans l’ouvrage de Catherine Schmutz-Brun. Dans une publication collective, elle a réuni les parcours de 20 résidents d’un home juif, près de Zurich, et a été confrontée à cette difficulté. M. Bloch, «très retenu et correct» lui a confié un «secret de famille dramatique». «Devais-je le révéler dans le livre? C’est presque en m’excusant que je lui ai soumis son texte», raconte-t-elle. «Vous pouvez laisser chaque mot», lui a répondu l’intéressé. Vu le profil religieux de ce home, les parcours des résidents touchent «la terrible histoire du XXe siècle» et, souvent, Daniela se demande si ses questions ne vont pas «réveiller d’anciennes blessures». On voit toute la conscience et la responsabilité qu’exige cette activité.
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«Dans les mauvais jours, Mme Rossi a de la peine à trouver ses mots et à bien articuler. Elle s’énerve, répète les phrases entre deux sanglots, s’en excuse et laisse couler ses larmes», observe en écho Anne-Marie Nicole, journaliste devenue recueilleuse de récits de vie en Suisse romande. «Au début, je ne savais pas comment réagir, j’étais mal à l’aise à l’idée que mes questions réveillent des souvenirs douloureux, je me sentais coupable de sa tristesse. J’ai finalement pris le parti d’être simplement là, assise en face d’elle, de l’écouter, sans la presser. […] Avant de la quitter, je m’assurais toujours qu’elle allait bien.»
Source de joie
Le souvenir bouleverse parfois, mais le plus souvent, il réjouit les personnes âgées qui se prêtent à l’exercice. «Denise, avec sa verve poétique, me comparait un jour à ce facteur qui amène des lettres d’amour comme un courant d’air du dehors. Je revois aussi Berthe, au visage si juvénile, applaudir à la lecture de notre texte et dire, car ce jour-là c'était son anniversaire, «c’est mon cadeau à moi», rapporte Hélène Cassignol, musicienne et écrivaine de récits de vie. Au terme du processus qui s’étend sur plusieurs mois et nécessite de nombreux rendez-vous, les personnes âgées en sortent généralement plus sereines, plus outillées aussi. «Je fais des progrès dans la compréhension de ce qu’on me demande ici», disent certains résidents de home. D’autres ajoutent: «J’observe davantage les attitudes des gens qui m’entourent, je me révolte moins, je prends plus de distance par rapport aux choses qui m’énervent.»
Même gain du côté des soignants. «Prendre connaissance de ces récits de vie aide à mieux comprendre les réactions des résidents», «Je reste dorénavant plus vers elle pour discuter», «J’aborde des sujets différents avec le résident», observent les équipes interrogées à l’Hôpital du Jura de Saignelégier, un pionnier en la matière. Infirmière et recueilleuse, Marie-Josèphe Varin résume parfaitement cette valeur ajoutée: «Réaliser un récit de vie, c’est surtout avoir le privilège de rencontrer les résidents sous un angle nouveau: non pas celui de leurs pertes et incapacités qui dirigent mes actions d’infirmière, mais celui de leurs ressources d’hier à aujourd’hui. Je suis toujours impressionnée par la capacité de ces aînés à rebondir, à traverser des événements douloureux, à inventer de nouveaux chemins, à «tricoter» pour pouvoir continuer à vivre malgré tout.»
Généraliser la pratique
«C’est en se racontant que l’on se fait», dit le philosophe Paul Ricœur. Pour Catherine Schmutz-Brun, savoir que l’on devient tous plus vieux devrait nous inciter à en savoir plus sur cet âge de la vie, de sorte à ne pas toujours penser pour les aînés et à leur place. «Qui d’autre que la personne âgée peut identifier les besoins indispensables au bien-vieillir et les impératifs d’un âge dont ne sont pas exempts les devoirs de réparation, de mémoire et de transmission?» questionne la spécialiste. Autrement dit, généraliser la pratique du récit de vie en institution pour personnes âgées pourrait permettre aux résidents de passer du statut d’observateurs parfois démunis et oubliés à celui d’acteurs investis dans leur quotidien et reliés à la communauté.
Le Récit de vie de la personne âgée en institution, Catherine Schmutz-Brun, Ed. Erès, Toulouse, 2019