Controverse
Une récente polémique dans le monde footballistique a réintroduit l’expression «racisme anti-Blancs» dans le débat public. Détournement ou réalité sociale? Anthropologues et historiens répondent

«Les Blancs ont décidé qu’ils étaient supérieurs aux Noirs.» Début septembre, ces propos tenus en interview par l’ancien footballeur français Lilian Thuram provoquent un tollé. L’ancienne vedette, membre du Haut Conseil français à l’intégration (HCI), est alors accusée de «racisme anti-Blancs», notamment sur les réseaux sociaux. Quelques jours plus tard, le journaliste français Pierre Ménès enfonce le clou en affirmant que le véritable problème dans le football en France, «c’est le racisme anti-Blancs».
L’expression n’est pas nouvelle. Jean-Marie Le Pen évoquait déjà dans les années 1980 un racisme à l’encontre des Français, qui, par raccourci, deviendra un racisme dirigé contre les Blancs. Le concept reste aujourd’hui encore l’apanage des milieux d’extrême droite qui guettent la moindre occasion de l’entériner dans le débat. La dernière polémique portait sur le rappeur Nick Conrad, qui chantait en 2018 Pendez les Blancs. Des mots «traduisant une haine profonde des personnes blanches», selon Laurent Béchade, cofondateur de l’Organisation de lutte contre le racisme anti-blanc (OLRA).
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Au même titre, les expressions «babtou fragile», «blanc-bec» ou encore «Blanc d’œuf» sont perçus comme racistes par ces mouvements. Tandis que ce type d’association se développe en Europe, plusieurs études d’opinion révèlent qu’aux Etats-Unis la population «blanche» se sent discriminée. Réalité sociale ou détournement? Historiens, anthropologues et activistes contestent l’existence du racisme anti-Blancs.
Une expression qui élude le débat
En Suisse, «quelques cas de discrimination à l’encontre des Blancs ont été portés devant les autorités pénales depuis 1995 mais ceux-ci concernent moins de 1% des cas. Aucun nouveau cas n’a été enregistré depuis 2013, aucun incident discriminatoire à l’encontre de Blancs n’a été signalé […]», indique Alma Wiecken, responsable de la Commission fédérale contre le racisme (CFR). Les deux derniers cas recensés sont des insultes interpersonnelles dont «sale race de Blanc, sale race de chien» proféré à l’encontre d’un employé de parking.
Pour Pamela Ohene-Nyako, historienne doctorante à l’Université de Genève, l’idée même de l’existence du racisme anti-Blancs revient à invisibiliser les discriminations subies par les minorités. «Pour moi, le racisme anti-Blancs n’existe pas. Je dirais même qu’il peut être blessant de donner une résonance à ce genre d’idée, alors que le racisme anti-Noirs, l’islamophobie et l’antisémitisme, parmi d’autres, obtiennent à peine des plateformes publiques et une reconnaissance.»
De l’argument biologique au racisme structurel
L’expression du racisme n’a jamais cessé d’évoluer. «En Europe notamment après la Seconde Guerre mondiale, le racisme était majoritairement reconnu dans son acceptation biologique», résume Pamela Ohene-Nyako. Une simplification qui consistait à croire «qu’une couleur de peau ou des caractéristiques physiques extérieures allaient de pair avec des différences intellectuelles, morales ou cognitives, nous rendant substantiellement différents à l’intérieur», précise Ninian van Blyenburgh, anthropologue à l’Université de Genève.
Il n’y a pas eu de mouvement de théorisation raciale prônant l’infériorité des Blanches et des Blancs
Dès le début des années 1980, une nouvelle forme de racisme est apparue dans le vocabulaire des chercheurs: le racisme culturel qui, selon l’historienne, a pris sa source dans la prolifération de discours publics sur les populations qui seraient «inassimilables aux sociétés européennes en raison de leur culture». Une définition qui inclut de nouvelles formes de discrimination liées à la religion, l’ethnie ou encore l’appartenance nationale.
Qu’il soit de nature biologique ou culturelle, le racisme s’est construit sur l’idéologie d’une supériorité des personnes blanches. Cette discrimination se traduit aujourd’hui par «un accès inégal à l’éducation, au logement, à l’espace public des minorités d’ascendance africaine, asiatique, maghrébine ou latino-américaine», détaille encore Pamela Ohene-Nyako.
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Des formes de discrimination, pas de racisme «anti-Blancs»
Quant à l’existence historique pouvant justifier l’utilisation du terme «racisme anti-Blancs», Pamela Ohene-Nyako la réfute. «Il n’y a pas eu de mouvement de théorisation raciale prônant l’infériorité des Blanches et des Blancs, ni de société qui se soit structurée sur leur domination ou infériorisation, ni de violences systémiques à leur encontre.» Anne Lavanchy, anthropologue et enseignante à la HES-SO Genève, corrobore le propos. «Dans ce sens, le racisme ne peut pas être anti-Blancs. Cela ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir des attaques, des calomnies, des formes de discrimination de la part de personnes racisées qui sont inacceptables. Mais ce n’est pas du racisme, qui a toujours une dimension structurelle, car ces personnes ne sont jamais dominantes dans notre société marquée par la blanchité.»
Quid alors d’une situation où des personnes racisées seraient en majorité face à des personnes blanches? Lorsque le chroniqueur Pierre Ménès affirmait que le «racisme anti-Blancs» était le «vrai problème dans le football», ce dernier évoquait à l’appui le cas de son fils discriminé au sein de son équipe et à qui ses coéquipiers ne parlaient pas, ne faisaient pas de passes puisqu’il était le seul Blanc. Ninian van Blyenburgh rappelle, lui, l’importance des phénomènes de groupe. «Si vous faites porter des t-shirts rouges et des t-shirts blancs à des personnes, vous allez finir par les retrouver ensemble en fonction de ces couleurs. C’est de la psychologie sociale.»
Contre les catégorisations, «l’autrisme»
Certains plaident aujourd’hui pour une reconnaissance des différences entre une discrimination à l’endroit d’une personne d’origine asiatique, nord-africaine, subsaharienne. D’autres, à l’instar de l’anthropologue André Langaney, professeur à l’Unige, suggèrent de penser le racisme comme une branche de «l’autrisme», une notion qui englobe les comportements négatifs en réponse à une différence.
«Aujourd’hui, on en arrive même à placer l’homophobie parmi les racismes, ce qui n’a plus rien à voir avec la notion de race. Il faut généraliser ces notions de rejet, qui seraient de l’autrisme: à partir du moment où l’on choisit qu’une personne inconnue mais qui présente un caractère particulier (langue, religion, couleur de peau différente) sera rejetée, on entre dans une catégorie de rejet irrationnel qui ne prend aucunement en compte l’empathie que l’on devrait avoir, a priori, pour une personne que l’on ne connaît pas.»
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CFR: «Il n’est pas possible de parler de racisme généralisé ou systématique à l’encontre des Blancs»
Organisation extraparlementaire et indépendante instituée par le gouvernement en 1995, la Commission fédérale contre le racisme (CFR) lutte et prévient toutes formes de discrimination raciale dans le pays
Le Temps: Avez-vous déjà recensé des agressions de type raciste à l’égard de personnes blanches?
Alma Wiecken: Depuis 1995, la Commission fédérale contre le racisme a recensé cinq cas concernant des propos discriminants tenus à l’encontre de Blancs. […] Nous constatons que les Noirs et les musulmans sont les groupes les plus touchés par le racisme en Suisse. Les statistiques du Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme reflètent cette réalité: en 2018, 35% des demandes de conseil concernaient des Noirs et des personnes de couleur, et 16% concernaient des musulmans. […] En parallèle, la CFR observe que les Noirs, les musulmans et aussi les Yéniches/Sinti/Roma/Manouches sont confrontés à des formes structurelles et institutionnelles de discrimination. Ces manifestations de discrimination sont ancrées dans la société.
Même si les cas recensés restent minimes, considérez-vous qu’il existe aujourd’hui, en Suisse, une forme de racisme à l’encontre des Blancs?
La faible occurrence de ces situations indique que ce type de racisme n’est pas systématique en Suisse. Il s’agit avant tout d’actes isolés se produisant dans le contexte d’altercations entre deux personnes. Il n’est pas possible de parler de racisme généralisé ou systématique à l’encontre des Blancs, au contraire du racisme anti-Noirs.
La Commission fédérale contre le racisme condamne tous types de discrimination raciale. Les actes discriminatoires à l’encontre de Blancs constituent toutefois un phénomène marginal
D’un point de vue juridique, le concept de racisme anti-Blancs trouve-t-il un écho?
L’article 261bis du Code Pénal punit les actes racistes qui consistent à nier publiquement, de manière explicite ou implicite, le droit à l’égalité de certains individus en raison de leur «race», de leur origine ethnique ou de leur religion. La notion de «race» comprend notamment la couleur de peau. Des actes ou propos dénigrants envers une personne en raison de sa couleur de peau – blanche, noire ou autre – sont donc pénalement punissables.
De manière plus générale, quelle serait la position du CFR sur cette question?
La Commission fédérale contre le racisme condamne tous types de discrimination raciale. Les actes discriminatoires à l’encontre de Blancs constituent toutefois un phénomène marginal. Retenons que la notion de racisme est étroitement liée aux rapports de force, qui penchent en Suisse indiscutablement en faveur des Blancs.
En sport, les stéréotypes ont le cuir épais
L’idée selon laquelle le football souffre actuellement d’un problème de «racisme anti-Blancs», ainsi que l’a affirmé le chroniqueur français Pierre Ménès, découle de la crainte d’un «grand remplacement». Il verrait les joueurs d’origine extra-européenne s’approprier insidieusement la majeure partie des places de travail à disposition, pour petit à petit évincer les «Blancs» de l’espace professionnel.
De fait, comme l’ont démontré plusieurs études, la proportion de footballeurs d’origines africaine et latino-américaine dans les championnats européens a explosé depuis l’arrêt Bosman qui, en 1995, fut la première étape d’une ouverture croissante des frontières dans le monde sportif. En France, les centres de formation ont par ailleurs privilégié un temps le recrutement de joueurs noirs, pour leurs qualités physiques supposément supérieures. Cette période est aujourd’hui révolue, mais c’est ainsi qu’un joueur comme Antoine Griezmann a été recalé par toutes les structures approchées pendant son adolescence, avant de devoir s’exiler en Espagne pour percer.
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Alors, «racisme anti-Blancs»? Même pas. Juste une vision du monde basée sur des stéréotypes au cuir épais. Car dans la perspective du Noir «plus athlétique», le Blanc reste «plus malin», comme une version sur gazon de l’opposition millénaire entre la nature et la culture. En 2018, les Football Leaks ont révélé qu’un système de fichage ethnique avait eu cours au Paris Saint-Germain. Témoignant anonymement pour Mediapart et Envoyé spécial, plusieurs recruteurs du club s’expliquent. «On ne recherchait pas des profils blacks, costauds, etc. On recherchait plutôt des footballeurs avec une très bonne intelligence de jeu», témoigne l’un d’entre eux.
Pendant ce temps, les structures dirigeantes du football européen restent imperméables à la diversité des origines et, week-end après week-end, il se trouve régulièrement des supporters pour insulter des joueurs noirs ou leur lancer des bananes. Le président de la FIFA, Gianni Infantino, s’est récemment insurgé, lors d’une soirée de gala, contre le racisme qui gangrène le football – car oui, le problème existe. Mais ce ne sont pas les Blancs qui en souffrent. Lionel Pittet