Comment les réseaux sociaux offrent de nouveaux rituels au deuil
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AbonnéFinis les longs cortèges funéraires et les tentures de deuils sur les portes. La mort se vit dans l’intime, et libère sans doute d’une étiquette parfois contraignante. Mais de nouvelles pratiques autour du deuil apparaissent sur les applis sociales, preuve que les condoléances font du bien

C’est l’un des derniers hommages Instagram relayé par la presse people. Le 24 octobre, l’actrice Billie Lourd, fille de Carrie Fisher, célèbre princesse Leia dans Star Wars, honorait l’anniversaire de sa mère, morte six ans plus tôt. «Elle aurait eu 66 ans aujourd’hui. Je me suis réveillée ce matin en me disant que je devais écrire une longue légende sur la façon dont on gère son deuil, comme si je savais de quoi je parle. Mais après six ans, j’ai réalisé que je ne sais toujours pas quoi dire. Vous ne serez jamais expert en deuil. Il est en constante évolution et vous avez toujours l’impression de ne pas savoir quoi faire ou ressentir», s’épanche la jeune femme. Fin septembre, c’est l’humoriste Jamel Debbouze qui annonçait le deuil de sa mère, en l’apostrophant: «Tu as passé ta vie à nous montrer la voie. Merci. Grâce à toi on sait! Paix à ton âme».
Entre deux selfies et photos de vacances, la mort s’est glissée sur les réseaux sociaux, où même les amis poilus ont leur place. «Tu es parti trop vite. Sans un au revoir. Ni un dernier câlin. Il reste 5 kilos de croquettes et des poubelles à renifler. Il reste du vide sans toi», écrivait ainsi l’acteur Laurent Ournac fin juin, toujours sur Instagram, pour annoncer la mort de son bouledogue. Moins médiatisés, les témoignages endeuillés d’anonymes ne participent pas moins à cette nouvelle chambre d’écho émotionnelle que sont devenus les réseaux sociaux. Une énième exhibition? Non, un «nouveau rituel de commémoration», constate Fiorenza Gamba, socio-anthropologue de l’Institut de recherches sociologiques à l’Université de Genève, et spécialiste des représentations contemporaines de la mort.
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Petit groupe WhatsApp
«On a toujours annoncé le départ de quelqu’un, poursuit-elle. Mais aujourd’hui, les réseaux sociaux sont un outil simple et économique pour le faire, même s’ils n’ont pas seulement une fonction pratique. Le fait de partager avec son cercle d’amis, de connaissances, et même parfois des inconnus, une émotion personnelle jugée digne d’être partagée offre la possibilité d’un réconfort. Facebook est même le lieu du soutien par excellence, grâce aux commentaires qui suivent l’annonce d’un deuil. L’évoquer sur les réseaux sociaux permet de se sentir moins seul, alors que dans la vie physique, et surtout dans la vie organisée par le travail, le deuil a eu une durée limitée. Il faut tout de suite reprendre son rythme quotidien.» Mais au-delà de cet usage consolateur, la «publicisation» numérique du deuil répond aussi aux nouvelles mobilités.
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«Plus personne ne passe sa vie dans le même quartier et le numérique permet à ceux qui n’assistent pas aux funérailles de témoigner de leur chagrin. Pendant le covid, des femmes âgées avaient par exemple créé un groupe de soutien après la perte brutale d’un conjoint, car elles ne pouvaient pas accéder à un vrai rituel de deuil, de manière physique», ajoute Fiorenza Gamba. Parfois, la «publicisation» se fait sur divers réseaux, comme l’a découvert Martine l’été dernier, à la mort d’un ami de jeunesse: «Une copine m’a intégrée dans le petit groupe WhatsApp créé par des proches, qui donnaient des nouvelles de sa maladie. Sa mort a ensuite été annoncée par beaucoup sur Facebook. Certains ont aussi posté des photos souvenirs sur Instagram. Un hommage autant qu’une manière d’informer ceux qui l’avaient aimé, mais sans lien avec la famille ou vivant loin», confie la quinquagénaire.
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«Intimisation» de la mort
«Réveillez-vous gens qui dormez, et priez pour les trépassés», haranguait autrefois le crieur des morts, cet officier public chargé d’annoncer la liste des derniers défunts, tout en agitant sa cloche à travers les rues. Avant que l’imprimerie ne permette d’envoyer des faire-part personnalisés, ou de publier un avis de décès. La société a aussi imposé longtemps une étiquette du deuil, de la couleur à porter à la durée interdisant de socialiser pour se changer les idées. Au XIXe, les veuves devaient ainsi porter le deuil entre un et deux ans… Désormais, chacun est libre de commémorer ses disparus comme bon lui semble.
«Nous sommes dans un mouvement d’«intimisation» de la mort. C’est un prolongement de l’individualisation de la société qui renvoie la gestion des émotions à l’espace privé, et permet de garder son deuil anonyme quand on le souhaite», confirme Martin Julier-Costes, socio-anthropologue à l’Université de Grenoble Alpes. Pour lui, la nouvelle norme serait même «à chacun son deuil» : une invitation à la monstration aussi singulière que sa relation passée avec le défunt. «Le numérique a rendu visibles certaines expressions du deuil, mais dans l’intimité des personnes concernées, qui le portent de manière aussi variée qu’il y a d’individus: en se faisant tatouer le corps, en portant sur soi des objets ou photos de la personne défunte, en se rendant dans un lieu précis de manière rituelle, etc. Ce sont des règles de deuil totalement individualisées par rapport aux codes autrefois ostensibles, que tout le monde reconnaissait.»
«Vous n’êtes pas seules»
Mais cela renvoie aussi à son propre vide, qui peut être vécu de manière violente, constate encore Martin Julier-Costes: «On fait reposer beaucoup de choses sur l’individu, dans une période où il est particulièrement vulnérable, là où les rituels communautaires assuraient une trajectoire de deuil sur laquelle s’appuyer. Certains vivent très bien cette nouvelle norme individuelle, et la valorisent, tandis que d’autres vont chercher des appuis. On voit même apparaître de nouveaux coachs en deuil… » Tandis qu’un compte Facebook pourra même gagner la fonction de caveau funéraire sur lequel venir se recueillir, même des années après.
«Nous avons tous des contacts numériques qui sont morts. Dans certains cas, leur compte est fermé parce que cela a été décidé avant, ou que des proches s’en sont chargés, mais d’autres restent des espaces utilisables. Ils deviennent alors, comme le cimetière, un lieu où établir un contact avec un défunt, le rendre encore présent, de manière individuelle mais aussi collective puisque beaucoup peuvent lire les messages», note Fiorenza Gamba.
Une manière aussi de réintégrer la mort dans la vie publique, qui s’obstine à la contenir dans les foyers? «J’envoie mon amour à toutes les personnes en deuil. Vous n’êtes pas seules», conclut Billie Lourd sur Instagram, sous un cliché d’elle petite, agrippée à sa mère, qui repose désormais dans une urne en forme de gélule de Prozac. Au XXIe siècle, on a toujours terriblement besoin des autres pour partager sa douleur, mais on a aussi le droit de s’abstenir farouchement de leur avis quant à ses choix funéraires.