La sociologie vous échappe? Une BD vous éclaire
Vulgarisation
Entre cas pratiques et présentation de plusieurs théories clés, «Au secours, mon papa est sociologue!» offre une introduction riante à la discipline de Durkheim et de Bourdieu

«Pourquoi toutes les meufs se ressemblent sur Instagram?» se demande une adolescente, casque vissé sur les oreilles, dans un train qui file sur fond de vignes. «Pourquoi c’est plus facile pour mon mari de concilier vie de famille et carrière», s’interroge une mère de famille débordée par sa petite qui s’agite sur ses genoux. «Pourquoi je vis moins bien que mes parents alors que je suis plus diplômé?» renchérit, pensif, un barbu dans le même wagon. Dès la première page, la bande dessinée Au secours, mon papa est sociologue! (Ed. Livreo-Alphil) plante le décor: quotidien et ancré dans la réalité.
Ce qui n’empêche pas Daniel Burnier et Thomas Jammet, les deux auteurs de cet ouvrage paru aux Editions Alphil et joliment illustré par Laura Dudler, alias LDuD, de présenter plusieurs pontes de la discipline dans un lexique final. Mais avant, la sociologie se décline à travers des cas pratiques et un dialogue musclé entre Damien, sociologue ardent, et Chloé, sa fille de 7 ans.
Egalité… sur le papier
Pourquoi cette BD? Tout est parti d’un double constat, répondent les auteurs, deux sociologues actifs en Suisse romande. D’un côté, la sociologie est invisible dans l’espace public et souvent mal comprise. De l’autre, les politiciens de droite, confondant «expliquer» et «excuser», reprochent de plus en plus à cette matière de pratiquer «la culture de l’excuse», c’est-à-dire de dégager les criminels de leurs responsabilités à travers l’examen de leur ancrage socioculturel et de leur parcours.
De fait, Pierre Bourdieu, qui est le premier des caïds cités en fin d’ouvrage, l’a démontré: l’égalité des chances est un vœu pieux. Même si l’école pour tous permet l’ascenseur social sur le papier, dans la réalité, les conditions de vie et le milieu ambiant placent et maintiennent les enfants défavorisés en queue de peloton. Nier cette évidence en prenant pour exemples les rares cas qui ont réussi à dépasser ce karma relève de la mauvaise foi.
Rambo, clope au bec
Ce constat, posé par le maître français dans La Misère du monde en 1993, trône au début de cette BD aux couleurs pastel, mais au ton corsé. Imprégné par cet esprit critique, Damien, sociologue de 40 ans, commence par présenter son métier à sa fille de 7 ans, puis analyse avec elle plusieurs problèmes quotidiens et leur logique sous-jacente.
Comme l’emprise du modèle genré, par exemple. Au parc, Chloé observe les autres enfants et questionne: «Papa, pourquoi les garçons jouent à la guerre avec leurs fusils?» «Parce qu’on leur a enseigné qu’ils doivent être courageux et explorer le monde», répond Damien. La case d’à côté montre Rambo dans la jungle, mitraillette au poing et cigarette à la bouche. Une fée à la licorne plus loin, le père conclut: «Le patriarcat instaure un modèle de société où les hommes exercent leur autorité sur les femmes.» «Patrie à chat?» s’exclame Chloé. Rires du père qui sait l’opacité du jargon, parfois.
Violence légitime?
L’autodérision est d’ailleurs une constante de cet ouvrage. Dans une planche intitulée «Science diffuse», on suit l’échange surréaliste entre une journaliste télé et un sociologue dont le nom et la raison sociale à rallonge prennent déjà deux bulles de BD. Mais la situation se corse encore lorsque ledit Raymond-Pierre Bourdon est appelé à se positionner sur la violence, légitime ou non, des Chaussettes vertes, évidentes sœurs jumelles des Gilets jaunes.
Le spécialiste part dans des explications tellement vaines et alambiquées que la journaliste reste sans voix. Devant le téléviseur, Sandra, épouse de Damien et économiste de son état, rit aux éclats.
Consommation ostentatoire
Au chapitre des sujets du quotidien, le duo père et fille aborde aussi la précarité des livreurs à vélo, la difficile position du badaud face à la mendicité, la symbolique des couleurs et… les 4x4! Dans la rue, Chloé pointe une grosse cylindrée et crie: «Ouah, c’est comme les voitures qu’on voit à la télé!» En bon sociologue qui questionne avant de juger, son papa lui demande si elle les trouve belles. La petite répond: «Non, pas trop, mais elles sont grosses.»
Alors, Damien explique que, si ces véhicules sont utiles en montagne, ils remplissent une seule mission en ville: «montrer que leurs propriétaires sont riches». L’occasion d’introduire le concept de «consommation ostentatoire», établi à la fin du XIXe siècle par le sociologue et économiste américain Thorstein Veblen en observant la haute bourgeoisie américaine. Dans Théorie de la classe de loisir, Veblen montre que «le gaspillage volontaire de temps, dans les loisirs, et de biens matériels, dans la possession d’objets luxueux, est destiné à se distinguer de son voisin», instruisent les auteurs.
Durkheim et Weber, les pères
Cette bande dessinée a ce charme: combiner les situations de tous les jours et les explications érudites avec une grande légèreté. Sur la base des questions simples de Chloé ou de ses observations, les auteurs présentent ainsi l’intersectionnalité, ce cumul de plusieurs «handicaps» sociaux (noir, pauvre, femme, etc.) qui a notamment été pointé par Patricia Hill Collins dans La Pensée féministe noire en 1990. Ils présentent aussi la théorie du don/contre-don développée par Marcel Mauss en 1923 postulant que le fait de donner, de savoir recevoir et de donner à son tour est un des fondements du lien social.
Les auteurs déroulent encore la naissance de la discipline en rappelant comment Emile Durkheim, considéré avec Max Weber comme un des pères fondateurs, a posé, en 1895, le «fait social» ou phénomène fréquent, durable et collectif, qui s’impose aux individus indépendamment de leur volonté. Dans Règles de la méthode sociologique, il a notamment montré que le suicide n’était pas seulement un geste isolé lié à la psychologie du sujet, mais aussi le fruit de son intégration ou non dans le corps social. Enfin, parmi d’autres concepts, les deux auteurs rendent hommage à Erving Goffman, fondateur de la microsociologie qui s’est illustré dès les années 1970.
Sauver la face
La microsociologie? «C’est la description fine des efforts déployés par les individus pour faire bonne impression, sauver la face et maintenir le rituel des échanges sociaux», détaillent les auteurs. Ce chercheur américain d’origine canadienne a aussi étudié la manière dont les attributs physiques et les comportements des individus sont l’objet de catégorisations sur leur «normalité». Une démarche proche de celle de Howard Becker qui, en 1985, a montré que le principe de «déviance» était souvent «le résultat d’une catégorisation effectuée par les membres d’un groupe majoritaire à l’endroit d’individus en minorité». Autrement dit, chacun étiquette négativement, et avec facilité, ce qui n’est pas lui.
Sur un ton dégagé, Au secours, mon papa est sociologue! a cette grande vertu: nous amener à prendre du recul dans nos évaluations souvent trop immédiates et à ne pas se penser seul(e) détenteur/détentrice de la vérité. Ou, pour le dire à la manière des sociologues (!), «remettre de la pensée critique dans l’observation des évidences du quotidien et ainsi reconnaître la diversité des interprétations de la réalité».
Daniel Burnier, Thomas Jammet, Au secours, mon papa est sociologue! Livreo-Alphil, 60 p.