histoire
Le sport moderne est une invention britannique, importée en Suisse via le tourisme et les écoles privées. Plongée dans un passé en mouvement avec Thierry Terret, spécialiste de l’histoire du sport, et regard helvétique par Christophe Jaccoud, de Neuchâtel

Evidemment, il y a les olympiades antiques; courses de chars, lancers de disques et autres luttes au corps à corps. L’idée du sport, ensuite, a connu une sorte de longue hibernation pour renaître sous l’Angleterre victorienne. Retour sur les étapes marquantes de sa fabrication avec Thierry Terret, spécialiste de l’histoire du sport et recteur de l’Université de Rennes.
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Le Temps: Comment est né le sport amateur?
Thierry Terret: La forme compétitive et ludique du sport se développe dans le contexte de l’Angleterre victorienne, des années 1820 à 1870. Globalement, on passe de l’entraînement des étudiants au sein des high schools pratiqué pour les vertus de l’activité physique à la création de clubs, de rencontres… La tradition du turf depuis le XVIIe siècle a préparé les esprits. Puis les activités corporelles sont utilisées à des fins éducatives, à l’initiative de quelques éducateurs sortant de l’ordinaire et désireux de faire face aux problèmes de discipline de leurs élèves. Thomas Arnold, notamment, reprend certains jeux de ballons traditionnels en leur ajoutant un cadre et des règles. Le phénomène se répand dans l’ensemble des universités britanniques car ces activités renouent avec certains traits de caractère victoriens: la compétition, le principe d’une éducation corporelle rigoureuse destinée à renforcer les soldats de Sa Majesté, l’éthique dans l’ombre du protestantisme… A leur sortie d’université, les élèves reprennent ces sports au sein des clubs.
- Le sport est-il alors uniquement réservé aux élites?
- Oui, pour le sport amateur. La filière professionnelle est plus ancienne et populaire. Elle est née au XVIIIe siècle, lorsque les grands propriétaires terriens britanniques ont pris l’habitude de faire s’opposer leurs employés dans des courses ou des combats de boxe. Certains employés se sont ensuite affranchis pour tenter leur chance dans des spectacles de foire, à travers tout le pays. Ces deux filières se rencontrent dans les années 1850 environ, pour prendre le contrôle des fédérations.
- Quelles sont les grandes étapes de la démocratisation du sport?
La première véritable vague date des années 1880, par l’intermédiaire du football essentiellement. Les grandes métropoles se dotent alors de stades et d’équipements spécialisés. Le nombre de stades et de spectateurs augmente jusqu’à devenir l’une des activités les plus prisées de la population ouvrière.
- Comment le sport a-t-il débordé des frontières?
- Il y a plusieurs mécanismes. L’extension du modèle par les dominions et l’empire colonial. Les élites, militaires notamment, reproduisent ces activités sur leurs nouveaux territoires. Les populations autochtones, par mimétisme d’abord puis par défi, se prennent au jeu jusqu’à prendre parfois l’ascendant. C’est le cas typique du cricket en Inde. Cela provoque des transformations, comme le football et le rugby qui deviennent le football américain aux Etats-Unis. L’influence économique de la Grande-Bretagne ensuite. Dans les années 1870-80, il y a beaucoup d’échanges avec Genève, Paris, Bordeaux, la Belgique ou l’Allemagne. Dans ces endroits, de véritables colonies d’Anglais reproduisent le modèle. Les premiers clubs sportifs en France ne comptent que des Britanniques. Puis l’on retrouve le même phénomène de contagion que dans l’Empire colonial, d’autant plus que les élites européennes sont atteintes d’une forme d’anglomanie. Les vitesses diffèrent d’un endroit à l’autre, selon qu’il existe déjà une forme d’activité physique, la gymnastique, qui est beaucoup plus nationaliste et liée à la formation des citoyens-soldats. C’est le cas en Belgique, dans certaines régions de France et de Suisse.
- Quid des clubs hygiénistes?
- Ce modèle est porté par le corps médical et paramédical. Les promoteurs des premières salles de remise en forme n’hésitent pas à passer les frontières pour ouvrir des lieux.
- En Europe, comment le sport se démocratise-t-il?
- Il y a un déclic pendant la Première Guerre mondiale. Au-delà du drame que l’on sait, c’est un moment d’échanges entre des soldats de cultures différentes. Les Anglais et les Américains amènent leurs ballons avec eux. Dans les années 1920-30, l’Europe occidentale construit ses stades, la presse spécialisée se développe et le mouvement sportif s’organise. C’est la naissance des fédérations unisports et non plus omnisports. 1-2-3% des populations pratiquent avant la Première Guerre mondiale, 10% à la fin de l’entre-deux-guerres. Dans les années 1960, le temps libre augmente et les conditions socio-économiques permettent le développement d’activités de loisirs. Le sport commence à être utilisé à des fins politiques. La pratique se féminise et touche également les enfants et adolescents. On passe de 30% de pratiquants dans les années 1960 à 60-70% dans les années 1980.
- Et aujourd’hui?
- Le taux de pratique s’est stabilisé à de 70 ou 75%. La pratique organisée par un club est devenue minoritaire au profit d’activités autonomes ou dans des lieux de mise en forme comme le fitness. Fait nouveau, la totalité des générations pratiquent. La massification est réelle mais le sport reste une affaire de classe sociale et de genre. Plus vous montez dans la hiérarchie sociale et plus vous pratiquez.
- Quelles différences à l’échelle mondiale?
- Le poids du sport de compétition reste important en Europe de l’est. Aux Etats-Unis, l’essentiel de l’activité physique se fait dans le cadre des universités. Pour le reste de la population, il n’y a que les clubs de mise en forme. En Afrique de l’Ouest, la pratique du football est présente chez 95% de la population masculine. Les femmes peuvent parfois y suivre des cours de gym, organisés par les municipalités. Mais beaucoup essaient de transformer leurs tâches quotidiennes, comme aller au marché en transportant du poisson, en activité sportive.
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En Suisse, 6 millions de sportifs
Christophe Jaccoud, professeur associé de sociologie à l'Université de Neuchâtel, revient sur le développement de la pratique en Helvétie.
L’importation du sport
«Invention britannique, le sport s’exporte d’abord en Suisse via le tourisme. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la pratique est très discrète et marginale. Au début des années 1930, les disciplines anglaises se diffusent à travers la constitution de clubs et de fédérations. Cette création obéit à une règle simple: il faut des Anglais. Les pensionnats deviennent donc les principaux lieux de diffusion. Le premier club champion suisse de hockey est celui de l’école du Rosey, dont les élèves migrent chaque hiver à Gstaadt. Les Anglais initient la population locale. Les jeunes Suisses voyagent également et apprennent. Ces sports modernes se distinguent de la pratique de la gymnastique, plus militaire.»
La démocratisation
«Dans les années 1960, la Suisse entre dans la société de consommation et des valeurs nouvelles font leur apparition, comme l’impératif de santé. Jusqu’aux années 1980, être sportif revient à être membre d’un club. Les Suisses sont très sportifs et le tissu associatif autour du sport est l’un des plus serrés au monde. Dans les années 1980, on assiste à une massification de la pratique. Les pays occidentaux entrent dans la «haute modernité» et la «somatic society». Le contrôle du corps et son amélioration deviennent une valeur centrale. Le marché s’en empare. Les chiffres sont considérables aujourd’hui et on constate une hausse constante de l’activité sportive au sein de la population, en termes de fréquence ou de diversité des activités. Il y a en revanche une part relativement irréductible de ceux qui n’en font pas, depuis trente ans.»
La répartition des sportifs sur le territoire
«Les femmes ont rejoint les hommes dans le taux de pratique et cela en dit long sur la popularisation. Elles restent cependant positionnées sur le marché de la forme et des formes, dans une définition esthétisante des activités sportives. Les jeunes filles vivent une éclipse vers 14-15 ans, pour revenir au sport après leur maternité. Les hommes de 15-30 ans, eux, sont plus tournés vers des activités collectives et de compétition. Les seniors se sont également mis au sport. Il n’y a plus de différence significative entre ville et campagne mais l’on est plus sportif en Suisse alémanique qu’en Suisse romande et en Suisse romande qu’au Tessin. Certains segments de la population sont très peu exposés: la population immigrée et en particulier ses filles. Les jeunes filles originaires d’Afrique subsaharienne et des Balkans sont les moins concernées. Plus on descend dans les revenus, moins on pratique et plus on est gros. Mais le diplôme est plus déterminant que le salaire à cet égard.»
Les raisons de pratiquer
«La logique de performance reste importante chez les jeunes et dans les classes populaires. Mais il y a une ambiguïté dans le sport amateur car si l’on ne cherche pas spécifiquement la performance, on cherche sans cesse à améliorer ses performances. Aujourd’hui, on se mesure via les nouvelles technologies, on se compare dans des communautés. Les courses populaires se multiplient. Les motivations liées à la santé, à la beauté et à la convivialité se sont ajoutées à l’envie de se dépasser.»
Les activités
«Jusqu’aux années 1970, le répertoire est relativement limité. Environ 40 pratiques nouvelles ont été recensées depuis; des hybridations comme le VTT, des renaissances comme le ski de randonnée ou des importations comme les arts martiaux. La marche est en tête des activités physiques en Suisse. Le ski, lui, subit une érosion claire. Le sport ne relève plus vraiment de catégories prédéfinies mais plutôt de goûts personnels: certains Suisses évoquent des promenades en forêt, du vélo pour aller travailler ou de la gym à la maison, ce qui n’était pas autrefois considéré comme du sport. Les valeurs d’individualisme et d’hédonisme sont devenues centrales; la moitié des Suisses pratiquent hors institutions.»
Le matériel
«Le marché est central. C’est ce qui fait que des gens a priori incompétents peuvent s’acheter un matériel qui est beau et leur donne l’impression qu’ils sont taillés pour la performance, leur octroyant le courage de se lancer dans l’espace public.» (C. St.)