Il a passé les huit premières années de sa vie en Egypte, et c’est très probablement là-bas qu’il habiterait encore si le monde tournait un peu plus rond. Mais Tobie Nathan est juif, tout sauf une vertu dans un pays arabe au milieu du XXe siècle. Toute sa famille a été expulsée en février 1957, avec un gros «no return» tamponné sur leurs passeports, histoire d’oublier tout espoir de retour. De fait, il n’y a jamais remis les pieds. De l’Egypte, il dit aujourd’hui: «C’est la totalité du monde et l’impossibilité d’y vivre. Un paradis, autrement dit.»

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Migrant malgré lui, il assure: «Toute migration est un traumatisme, même si elle est désirée. Migrer, c’est perdre son monde. C’est une angoisse qui gonfle et ne vous quitte plus. La cohérence vole en éclats. On est faits pour vivre là où on est né.» Réflexion qui nous amène aux sources de sa vie professionnelle: psychologue de formation, longtemps professeur d’université, Tobie Nathan dirige aujourd’hui le Centre Georges-Devereux, une institution qui a pour but d’apporter une aide psychologique aux familles de migrants.

Avec des médiateurs

Concrètement: les familles à problèmes sont signalées par les services sociaux ou la justice, puis accompagnées par le centre, qui ensuite rend compte de sa perception. On n’a bien évidemment pas eu la chance d’assister à une séance qui touche autant à l’intime, mais Tobie Nathan raconte des consultations très éloignées de la lourdeur habituelle des cabinets de psy: «On est tous en cercle, avec le café, les biscuits, et on discute pendant deux ou trois heures. On se plie aux rythmes et aux habitudes des gens. Ce qui est à mon sens le minimum de l’hospitalité.»

Le travail se fait dans la langue maternelle des patients, à partir de leurs références culturelles. Avec des médiateurs – Tobie Nathan n’aime pas le terme «interprète»: «C’est vraiment quelque chose de différent. Un interprète s’efface en présence de l’autre, alors que nous avons besoin de quelqu’un qui analyse, qui va dénicher toutes les subtilités de ton et de vocabulaire. Nos médiateurs ne s’effacent pas, ils expliquent le monde de l’autre.»

Toute migration est un traumatisme, même si elle est désirée. Migrer, c’est perdre son monde. C’est une angoisse qui gonfle et ne vous quitte plus

Tobie Nathan

L’origine des patients a beaucoup varié au fil des décennies et des déflagrations de la planète. Le Portugal et le Maghreb ont laissé la place à l’Afrique subsaharienne; les Afghans commencent à arriver en nombre. Autre activité: le centre est amené depuis peu à travailler avec de jeunes radicalisés, et Tobie Nathan vole de surprise en surprise: «On voit essentiellement des convertis: beaucoup d’Antillais, d’Africains de tradition chrétienne, et même certains qui viennent de familles juives. Tous sont des migrants de seconde génération, comme s’ils avaient perdu le fil d’origine et qu’ils tentaient de renouer avec un autre.»

Son avis sur la France contemporaine nous intéresse – parce qu’il sera forcément plus pertinent que celui d’un Zemmour obsédé par des temps révolus ou d’un indigéniste à la recherche d’un énième coupable dans l’Hexagone. Zemmour et son obsession des prénoms «traditionnels» l’amusent, justement, parce qu’il est passé par là et n’a rien oublié de sa démarche pour devenir officiellement Français à 21 ans.

«J’ai passé une sorte d’examen intellectuel avec un commissaire de police. Je voulais changer de prénom aussi – je m’appelais officiellement Eïd – mais il a refusé parce que Tobie n’était pas dans le calendrier! J’ai choisi Théophile du coup… Au-delà de l’anecdote, c’était un moment angoissant, à me demander: vont-ils m’accepter? Et c’est une partie du parcours que je trouvais normale, fondamentale même, c’était la preuve que la France se préoccupait de moi. Comme une initiation maçonnique. On prenait les gens un à un et on s’occupait d’eux. Si l’on veut assimiler, c’est comme ça qu’il faut s’occuper des nouveaux arrivants. Mais je crains qu’on n’ait plus les moyens ni même l’envie de le faire.»

La «diasporisation»

Quand il parle d’assimilation, il évoque davantage le monde que la France, finalement. Et remarque que les populations migrantes semblent désormais enfermées dans une logique antagoniste, avec un attachement à leurs pays d’origine sans commune mesure avec le siècle dernier: «Leurs pays d’origine leur envoient beaucoup de messages pour leur rappeler leur allégeance, ce qui a un effet considérable sur les plus jeunes. Et puis le monde a changé, c’est techniquement très facile de rester connecté à ses origines, avec la télé, le portable, les voyages… C’est difficile d’assimiler quand les personnes sont toujours sous influence.»

Il évoque aussi la «diasporisation» de la planète, les groupes qui émigrent pour se constituer en communautés: «Aujourd’hui, toutes les populations glissent vers ce système, ça me frappe beaucoup. C’est tout le contraire de l’intégration. Le monde n’est plus permanent, il devient contingent.» Un constat, bien plus qu’un regret.

«J’ai une sympathie spontanée pour les migrants», dit-il tout sourire, comme une évidence après son parcours personnel. Dans un énième rictus plein de bienveillance, il précise encore que l’intelligence des choses vient toujours avec les sensations et les émotions. Qu’il faut apprendre le monde de l’autre pour mieux l’aborder. De belles phrases, qu’on n’entendra probablement pas dans la campagne présidentielle à venir.


Profil

1948 Naissance au Caire.

1957 Expulsé d’Egypte avec sa famille.

1970 Naturalisé Français.

1993 Fonde le Centre Georges-Devereux.

2021 Publie ses «Secrets de thérapeute» (Ed. L’Iconoclaste).


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