Au secours, mon bureau a disparu!
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Et si, de retour de vacances, votre bureau n’était plus là? Télétravail, nomadisme et partage des équipements: le travail se dématérialise de plus en plus. Où donc allez-vous accrocher vos photos de plage?

«Je ne suis quasiment jamais ici», lance une jeune consultante d’Accenture, qui, comme 99,9% de l’effectif de l’entreprise de conseil, n’a pas de bureau attitré. Dans le secteur informatique, la banque, l’assurance comme dans l’ensemble du secteur tertiaire, la dématérialisation du bureau gagne du terrain.
Directement lié à l’écriture et à la tenue des comptes, le bureau n’a pas toujours été une table de travail isolée dans une pièce fermée. Il puise ses origines au IVe siècle avant J.-C. A cette époque, le traité de Xénophon relate la tenue de comptes en Mésopotamie d’activités de production, transformation et commercialisation. Dérivé de «bure», étoffe de laine grossière, puis de «buriaus», tapis sur lequel on faisait les comptes, le bureau prend la forme d’écritoire chez les moines, qui, au Moyen Age, travaillaient debout et regroupés en espaces de travail ouverts (open spaces), baptisés alors «scriptorium». Jusqu’à ce que l’écritoire laisse sa place à une table, suffisamment grande pour poser les cartes des capitaines de bateau, par exemple. L’open space avait donc précédé le bureau en tant qu’espace de travail clos! Ce dernier ne se popularisera réellement qu’avec l’expansion du secrétariat dans la seconde moitié du XIXe siècle.
16% des salariés sont en open space, et 40% en grappes
Aujourd’hui, c’est l’open space qui se transforme. De nouveaux modes d’organisation émergent dans les entreprises, qui intègrent les apports des nouvelles technologies, favorisent le nomadisme des salariés et revisitent le désormais classique open space, qui se mue en une diversité d’espaces collaboratifs, voire ludiques.
Désormais, en lieu et place des grands plateaux, «les salariés travaillent à 16% en open space, 40% en bureau seul, 40% en grappes, cellules, quartiers ou autres bulles de quelques personnes, et 4% n’ont pas de bureau attitré», indique le sociologue Alain d’Iribarne, président du conseil scientifique d’Actineo, l’observatoire de la qualité de vie au bureau. Ce dernier enquête depuis sept ans sur l’évolution des aménagements d’espace de travail («Performance au travail: et si tout commençait par vos bureaux?», Editions Italiques, 128 p., 25 €).
Sur le campus de Microsoft, implanté à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) depuis 2009, les salariés, dont 45% sont nomades, ne sont pas attachés à un bureau, mais à un «quartier» d’une quinzaine de personnes. L’environnement de travail est réorganisé par activité plutôt que par niveau hiérarchique.
Peu de postes nominatifs
Fini les sinistres images de plateaux uniformes et déshumanisés des longs métrages «Playtime» (Jacques Tati, 1967) ou «Brazil» (Terry Gilliam, 1985). L’open space s’anime et prend les couleurs de l’entreprise, fruitées chez Coca-Cola à Issy-les-Moulineaux ou boisées chez Quiksilver au Pays basque. Dans les locaux de Google, à Zurich, le Googleplex européen conjugue, lui, la mobilité des collaborateurs à l’esprit ludique du groupe: les open spaces sont reliés entre eux par des toboggans ou des colonnes de pompier pour accélérer les déplacements.
Dans le secteur de la téléphonie, chez Vodafone, aux Pays-Bas, non seulement il y a peu de postes nominatifs, mais les 2 400 salariés choisissent leur lieu et leur mode de travail entre trois villes: Maastricht, Eindhoven et le dernier site ouvert en janvier, Amsterdam. «Vodafone dissocie radicalement le lieu de vie du lieu de travail. On doit pouvoir venir travailler de n’importe où», explique Catherine Gall, directrice recherche et prospective Europe du leader mondial du bureau Steelcase, qui a participé au projet de réaménagement de Vodafone.
Les situations sont diverses selon les entreprises, mais la tendance à l’éclatement de l’open space est, elle, générale. «En quelques années, en tant que conseil, nous avons vu la part des espaces collectifs et collaboratifs – bulles, salles de réunion, mais aussi des espaces de détente, billard, jeux vidéo, des lieux de convivialité, cafétéria –, littéralement exploser aux dépens de la surface de production individuelle», affirme Ghislain Grimm, directeur du pôle Consulting, recherche et développement et alliances stratégiques d’AOS Studley, société de conseil immobilier.
L’espace par poste de travail est ainsi passé de 25 m2 en moyenne dans les années 1970 à 15 m2 aujourd’hui, à production égale. «Dix à 12 m2 dans des immeubles les plus récents et plutôt 20 m2 dans les autres, comme les immeubles haussmanniens, qu’il est plus difficile de rationaliser», explique Sophie Benaïnous, responsable des études du département Etudes et recherche chez Jones Lang LaSalle, spécialiste de l’immobilier d’entreprise.
Taux de présence des salariés
Ces transformations, qui changent nos habitudes de travail, s’inscrivent pour les entreprises dans des stratégies immobilières «conçues comme levier de performance pour améliorer les résultats de la production intellectuelle, réduire les coûts immobiliers, développer l’engagement des collaborateurs dans la marque et réduire le bilan carbone», explique Catherine Gall. Pour adapter la gestion de l’espace de travail à la flexibilité du travail, sans réduire la surface à moins de 10 m2, les entreprises se sont penchées sur les taux de présence des salariés. «La priorité commune des décideurs est d’optimiser le ratio coût par poste, grâce aux nouveaux modes de travail plus connectés», explique Ghislain Grimm.
Tout en incitant au télétravail quelques jours par semaine, qui concerne aujourd’hui quelque 16,7% des Français actifs, les entreprises ont ainsi introduit le desk sharing ou le free desk («partage de bureau»). «C’est l’équipe de travail et non plus le salarié qui est devenu l’élément de base de l’aménagement de l’espace, la référence identitaire dans l’organisation», explique Alain d’Iribarne. Certaines entreprises ont même généralisé ce concept de bureau en partage. «Accenture France ne compte, aujourd’hui, que quatre postes attitrés pour 5 000 collaborateurs: pour le médecin du travail, l’officier de sécurité, le patron d’Accenture monde et le président d’Accenture France», assure le directeur général, Marc Thiollier.
4 600 personnes pour 3300 postes
Dans leur siège parisien, comme sur le campus de Microsoft ou encore chez Atos, les salariés sont ainsi invités, en arrivant le matin, à trouver leur place sur des rangées de bureaux anonymes qui côtoient d’autres espaces: des isoloirs, des «bulles» aux couleurs de l’entreprise, des salles de réunion ou de conférence-call riches en écrans, caméras et autres connexions multimédias.
Ces bureaux non nominatifs sont souvent situés dans un open space attribué à un service, un département ou un village – les noms varient selon les entreprises. Les collaborateurs se retrouvent donc souvent au même endroit chaque jour. Mais il faut laisser place nette le soir en partant. C’est ce qui se fait chez Atos, la société informatique qui pratique le desk sharing sur son site de Bezons (Val-d’Oise) depuis 2010 (4 600 personnes pour 3 300 postes).
Les utilisateurs n’y trouvent pas toujours leur compte, ou multiplient les petits arrangements. Astrid Flinois, consultante chez Accenture, est installée un peu à l’écart du desk sharing, avec quelques collègues: «On a l’habitude d’être à l’écart, ensemble, car on travaille sur des dossiers communs. Or c’est le seul espace équipé du village où on peut collaborer sans réserver de salle», dit-elle.
Chez Alcatel-Lucent, qui, comme Accenture, fut l’un des pionniers en matière de desk sharing, l’appréciation est bien plus critique. «Les flex offices mis en place en 2009 sur le site de Vélizy [Yvelines] ont été très mal vécus. Il fallait faire des économies de mètres carrés pour accueillir les salariés d’Alcatel International. Vous commenciez la journée sans savoir où trouver votre place. Le soir, il fallait tout ranger. Pour la plupart des collègues, le plus pénible a été de ne plus pouvoir personnaliser son bureau», se souvient Stéphane Dubled, élu CGT du site de Vélizy.
«Aujourd’hui, après le plan social, la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences et le télétravail [près de 50% de télétravailleurs en Ile-de-France], il y a assez de postes pour tout le monde. Mais, ajouté aux suppressions d’emplois et à la fermeture prochaine du site de Vélizy, le flex office est ressenti comme une économie de bouts de chandelle réalisée sur le dos des salariés», dit-il.
Pourtant, les économies tirées de l’ensemble des réaménagements – rapprochement des sites, équipements en instruments de travail mobiles, mise en place de flotte d’autopartage… – sont considérables: Vodafone a ainsi réduit de 60% les coûts de maintenance, de 50% ses coûts de transport et de 45% le nombre de mètres carrés de bureaux. Autre exemple: en regroupant neuf sites en un, à Bezons, «Atos est passé de 90 000 m2 à 54 000 m2», indique le cabinet AOS Studley. On comprend mieux pourquoi le «bureau en partage», qui s’inscrit dans cette tendance, séduit au-delà du CAC 40. Selon une enquête menée par HEC Junior Conseil, en mars, auprès d’une cinquantaine d’entreprises de moins de 500 salariés en Ile-de-France, 13,2% des collaborateurs des petites et moyennes entreprises interrogées pratiquaient le desk sharing.
Mais les bénéfices de cette mutation de l’environnement de bureau ne sont toutefois pas seulement économiques. «Le lieu de travail devient une ressource pour le salarié, c’est le changement majeur de paradigme», estime Sandra Enlart, directrice générale d’Entreprise & Personnel. Les lieux où l’on se retrouve pour travailler ne sont plus forcément l’entreprise: au-delà du travail à domicile, le nombre de centres d’affaires, d’espaces partagés a progressé ces dernières années. Au sein de l’entreprise, «les salariés ont donc besoin de bureaux avec une valeur ajoutée, plus propices à la coopération et la convivialité», explique Mme Enlart, coauteur d’«A quoi ressemblera le travail demain?» (Dunod, 192 p., 15,20 €).
L’entreprise devient un lieu de rencontre important, dans la mesure où la mobilité est facteur d’instabilité. «Ce qui explique la présence d’espaces de cocooning dans les récents projets pour que l’entreprise redevienne un lieu de socialisation», explique M. d’Iribarne. Car une mobilité mal gérée comporte des risques de stress et de perte d’identité.