Le quidam qui, au sein de l’Agence spatiale européenne ou de la NASA, est tombé là-dessus en parcourant les images capturées par le télescope Hubble a dû se dire qu’il a choisi le bon métier: le cosmos lui-même lui sourit… Voyez-le dans l’image ci-contre: deux galaxies, appelées SDSSCGB 8842.3 et SDSSCGB 8842.4, surmontent, à la manière d’une paire d’yeux hyperlumineux, un vaste sourire dessiné par une «lentille gravitationnelle forte», comme on dit. Cette dernière n’est pas un objet céleste à proprement parler: c’est un mirage, un effet d’optique généré par un champ gravitationnel – mais peu importe. La lentille et les galaxies s’assemblent en un certain type de configuration sur la photo et ça y est: c’est un visage.

L’image, repérée en 2012 par la dénommée Judy Schmidt en fouillant les archives ouvertes au public dans le cadre du projet «Hubble’s Hidden Treasure», n’avait alors pas fait de vagues. «Ça a l’air heureux», commentait l’internaute en publiant la photo sur sa page Flickr. Le 9 février 2015, le quidam de l’aérospatiale mentionné plus haut met en ligne la «lentille souriante» (smiling lens) sur le site web de Hubble, et le smiley cosmique, situé à quelque 4,5 milliards d’années-lumière de nous, se met enfin à circuler.

Le phénomène, en fait, est loin d’être isolé. Au-delà des têtes des gens qui nous entourent, avec leurs assemblages de traits caractéristiques – deux yeux, une bouche, un nez plus ou moins marqué au milieu –, on a souvent l’impression que le monde inanimé nous regarde. Non? Qu’une poignée de porte nous fait la tête. Que la façade d’une bâtisse nous observe bouche bée. Qu’un bloc rocheux se moque de nous. Qu’une prise électrique nous dévisage d’un air contrit. Mais qu’est-ce que ça signifie? Que la matière a une furieuse tendance à s’assembler en des formes qui nous ressemblent? Que le monde matériel nous scrute? Qu’en réalité, tout est animé? Allez, on se calme.

Le phénomène s’appelle en fait «paréidolie». Voir des visages, même là où il n’y en a pas, c’est une opération qu’accomplit notre cerveau: une faculté, une tendance – une compulsion, si on veut. On se tourne donc vers un spécialiste de cet organe. «Pour le cerveau humain, les visages sont des objets particuliers. Il a un talent particulier pour les détecter, les analyser, les reconnaître: c’est nettement plus développé que pour d’autres objets. Une bonne partie du cerveau visuel est consacrée en effet à la reconnaissance des personnes, et des visages en particulier. Il y a une grande quantité de neurones dont c’est le job», explique Patrik Vuilleumier, directeur du Centre interfacultaire de neurosciences et du laboratoire Neurology & Imaging of Cognition (NIC) de la Faculté de médecine à l’Université de Genève.

Mais s’il est tellement important pour nous de reconnaître les visages, au point d’avoir une aire du cerveau qui leur est spécifiquement dédiée, pourquoi ces neurones-là se fourvoient-ils, en nous faisant prendre un nuage ou un caillou pour un bonhomme qui veut être notre ami? «Ce que le cerveau détecte, en fait, c’est une certaine disposition de contrastes, ainsi qu’une relation entre ceux-ci, qui colle plus ou moins à la position des yeux par rapport à un nez et à une bouche», reprend le ­neuroscientifique.

Dès qu’une configuration d’objets s’en approche, même si ce ne sont que deux tomates cerises et un bout de poivron dans un plat de pâtes, le cerveau voit donc un visage. Signalons que «sur les appareils photo ou les téléphones, il y a des détecteurs de visages qui fonctionnent sur le même principe». Notons que «des études montrent qu’une heure après la naissance, le bébé réagit déjà si on lui montre un dessin avec un rond et deux points pour faire les yeux». Et remarquons que, littéralement, le cerveau est fait pour nous faire voir des choses qui ne sont pas là…

«Sur un plan général, la paréidolie reflète la capacité du cerveau de compléter l’information quand une partie de celle-ci manque», poursuit Patrik Vuilleumier. Or, dans un sens, une partie manque toujours. «L’exemple de complétion classique, c’est le fait que sur la rétine on a des vaisseaux et une tache aveugle, mais nous ne les percevons pas, parce que l’image est complétée: il y a de l’information, autour de ces parties aveugles, qui permet au cerveau de déduire ce qu’on ne voit pas.»

Face à une réalité qui ne se donne jamais à voir de manière complète, le cerveau brode, si l’on ose dire. «On ajoute visuellement quelque chose qui n’est pas là, mais que le cerveau a envie de voir, parce qu’il utilise une approche heuristique et statistique, basée sur le fait qu’en général telle configuration signale tel objet. Dès que l’information disponible le suggère, le cerveau détecte un pattern connu.»

Voilà donc pourquoi l’erreur est inévitable. «Il existe un modèle du fonctionnement cérébral qu’on appelle codage prédictif. Il postule que le cerveau fait sans cesse des hypothèses, des prédictions. Les informations sensorielles viennent ensuite confirmer l’hypothèse (ou pas). A partir de là, le cerveau calcule la différence entre ce qu’il a prédit et ce qui est en train d’arriver. En essayant de minimiser l’erreur.» Le hic, c’est qu’entre-temps notre conscience est arrosée par ces prédictions. «Si le cerveau prédit que nous sommes face à tel objet, du point de vue perceptif, cet objet, on le voit. Du coup, même si on sait qu’il s’agit d’une illusion, c’est difficile, voire impossible de ne pas le voir – car c’est un mécanisme tellement ancré dans nos circuits.» Il y a un avantage évolutif qui explique pourquoi une telle propension aux bévues a été retenue par la sélection naturelle: «Mieux vaut faire une erreur de trop que manquer quelque chose qui peut être important…»

Elargissons le champ. «C’est le même type de phénomène qui explique les superstitions: le cerveau voit facilement de l’ordre là où il n’y en a pas. Il aura facilement tendance à voir un pattern, même face à des événements complètement déterminés par le hasard. C’est une tendance difficile à contrôler.» La paréidolie peut devenir source de croyance (elle explique les apparitions de la Vierge Marie çà et là selon les sceptiques) et obéit aux mêmes mécanismes que la paranoïa. «Vous souvenez-vous? Lorsque les tours jumelles du World Trade Center de New York se sont effondrées, on a pu voir la fumée qui prenait la forme d’une tête de diable avec des cornes…» Paréidolie et théorie du complot, réunies en un seul instantané. Mais – comme dirait mon cerveau: et si c’était vrai?