Protection de l'enfance
Le nombre de divorces augmente, celui des séparations conflictuelles aussi. Et au milieu, l’enfant que l’on se déchire. De leur côté, les pères réclament d’investir leur place de coparent: l’évolution de leur rôle entre-t-elle en jeu dans ces conflits?

A terme, deux mariages sur cinq pourraient se terminer par un divorce. C’est la prévision de l’Office fédéral de la statistique (OFS), si l’évolution observée en 2019 se poursuit. L’an passé, les juges ont prononcé 16 600 divorces, en hausse de 0,4% par rapport à 2018. Et au milieu de tout cela, souvent, une autre victime: l’enfant. Ils étaient 12 212, l’année dernière, à vivre le divorce de leurs parents.
Les enfants souffrent d’autant plus lors des séparations dites «conflictuelles». Les parents ne peuvent plus communiquer et se déchirent autour de leur progéniture. Ces situations, bien que minoritaires, augmentent elles aussi, selon l’Ordre judiciaire vaudois, et sont très médiatisées, car elles impliquent de multiples acteurs (autorités et services de protection de l’enfance, tribunaux, psychiatres, familles). A Genève et dans le canton de Vaud notamment, des collectifs de parents dénoncent une judiciarisation des conflits, des placements injustes, des expertises bâclées. Dans le même temps, à Monthey (VS), on teste un modèle qui vise à parvenir à un consensus, avant toute décision judiciaire.
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Dans ces affaires compliquées, les voix des pères se font entendre régulièrement par le truchement des médias. Ils disent leur souffrance, eux qui se sentent souvent discriminés par une justice décrite comme «pro-mères». Alors surgit une question: dans quelle mesure l’évolution du rôle des pères entre-t-elle en jeu dans la conflictualité de ces séparations?
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Père et mère sur un pied d’égalité
«Dès le moment où le divorce est devenu quelque chose de répandu, qu’on l’a désacralisé juridiquement en faisant passer le mariage pour un contrat que l’on signe et dont on peut se défaire, on a systématiquement attribué la garde aux mères, commente Jean Zermatten, ancien juge des mineurs du canton du Valais et fondateur de l’Institut international des droits de l’enfant. Désormais, avec l’autorité parentale conjointe, et le nouveau droit du divorce, il y a une nouvelle place pour les pères qui n’a peut-être pas été reconnue comme telle.»
En effet, depuis 2014, l’autorité parentale conjointe est devenue la règle: elle est maintenue même après le divorce ou la séparation pour les couples non mariés. Ainsi, les ex-conjoints continuent de partager le pouvoir légal concernant leur enfant et doivent donc s’entendre sur la garde, le droit de visite et la contribution d’entretien. En positionnant ainsi les parents sur un pied d’égalité, on vise le bien-être de l’enfant, qui a «besoin d’entretenir des liens étroits avec ses deux parents», selon les termes de l’Office fédéral de la justice.
Avocate spécialiste en droit de la famille et membre du Centre interfacultaire en droits de l’enfant, Micaela Vaerini constate que «la modification de l’autorité parentale a supprimé le discours conflictuel autour de l’attribution de cette autorité et que le problème s’est déplacé au niveau de la garde. Mais il est vrai que ces disputes sont moindres par rapport à celles qui concernent les droits de visite.» Les chiffres le montrent: en 2017, la Conférence en matière de protection des mineurs et des adultes estimait que 17 000 enfants avaient été suivis pour la mise en œuvre du droit de visite, car l’un des deux parents empêchait ou compliquait le contact avec l’autre.
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Ce dernier point, Fiona Friedli le soulève dans sa thèse de sociologie politique, en cours d’écriture à l’Unil, pour laquelle elle analyse les transformations de l’encadrement juridique de la famille depuis l’introduction du Code civil en 1912, assorti d’un travail de terrain dans différents tribunaux vaudois. Elle constate également que, dans les faits, les pères demandent encore peu la garde. «Pourquoi? Car ils reconduisent une division genrée des tâches parentales qui avait déjà cours durant l’union conjugale. Les statistiques de l’OFS le confirment: les mères s’occupent toujours majoritairement du travail reproductif [soins aux enfants, courses, ménages, ndlr]. Même lorsque les couples durent, les politiques ne favorisent pas l’égalité dans le couple parental: on n’a même pas de congé paternité décent!»
Un focus sur l’enfant
Une évolution de l’égalité dans les droits parentaux, mais pas dans les faits? Marianne Modak, sociologue de la famille et professeure honoraire à la Haute Ecole de travail social de Lausanne, a coréalisé une étude qui démontre que les heures de travail domestique consacrées à l’enfant ont augmenté pour les deux sexes, mais de manière différenciée. Entre 2000 et 2013, les hommes ont accru leur investissement d’une heure hebdomadaire, mais l’ont exclusivement focalisé sur les soins directs aux enfants, tandis que chez les femmes, il a augmenté de deux heures. «Les femmes, mais les hommes également, ont déplacé leur investissement de la sphère «domestique» à la sphère «familiale», avec chez les hommes un investissement exclusif sur l’enfant, excluant les tâches plus ingrates, comme le nettoyage ou les courses […] Il me semble que c’est dans ce contexte d’antagonisme de sexe qu’il faut aussi comprendre la conflictualité des divorces», commente la sociologue.
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Les pères s’investissent donc davantage auprès de leur progéniture, tentent de conquérir ce rôle de «coparent» qui leur est désormais ouvert, mais cela sur un terrain – celui des politiques familiales – encore miné par les inégalités: peu de congé parental, crèches coûteuses, sans compter un marché de l’emploi structuré de manière à favoriser le temps partiel pour les femmes, etc. Dès lors, demander aux deux ex-partenaires de se positionner en tant que «coparents» sur un plan strictement égalitaire semble ambitieux et peut engendrer plus de désaccords.
Fiona Friedli se montre donc dubitative face à des systèmes de médiation qui, même s’ils ont pour but d’instaurer un dialogue avant une procédure judiciaire potentiellement destructrice, «voilent les problèmes structurels». Reste que, pour préserver l’enfant et lui éviter de garder à vie les stigmates d’une guerre qui le positionne souvent plus en objet de conflits qu’en sujet de droits, ces méthodes constituent des pistes à ne pas négliger. Jean Zermatten le souligne: «Il n’y a pas de modèle parfait. Mais il faut sortir du schéma gagnant-perdant pour parvenir au gagnant-gagnant. De là, le modèle du consensus change le paradigme: on sort de l’idée qu’il faut toujours se battre, et on cesse de considérer l’enfant comme propriété du père ou de la mère.»