Un meurtre surnaturel, une obsession sexuelle, un mystère généalogique, une demoiselle captive… Ayant mis au point ce mélange d’ingrédients et l’ayant installé dans un décor de cryptes d’église et tours de châteaux, l’Anglais Horace Walpole passa à l’histoire comme le fondateur du roman gothique. Mais on lui doit autre chose. Dix ans avant l’intrigue enténébrée du Château d’Otrante , Walpole prenait la plume pour écrire une lettre, le 28 janvier 1754, dans laquelle il inventait un mot: serendipity . Les dictionnaires français le traduisent désormais par «sérendipité». Qu’est-ce? «J’ai lu jadis un conte de fées idiot intitulé Les Trois Princes de Serendip . Quand Leurs Altesses voyageaient, elles ne cessaient de découvrir, par hasard et sagacité, des choses qu’elles ne cherchaient pas», écrit Walpole.

Sérendipité, donc: mot prodigieux, puissant, inépuisablement fructueux, chargé de couches de sens que Sylvie Catellin, chercheuse en sciences de l’information à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, parcourt en une enquête palpitante parue au Seuil*. Première couche, le conte: un motif fictionnel qui se répand depuis près de vingt siècles chez les Hébreux, les Indiens, les Arabes, les Persans, les Turcs… C’est l’histoire de trois frères qui décrivent, dans le menu détail, un animal qu’ils n’ont jamais vu, grâce à ses traces: des fourmis et des mouches agglutinées au bord du chemin indiquent que la bête portait du beurre et du miel, une empreinte de pied et une flaque révèlent qu’une femme enceinte l’avait prise pour monture… «Lorsqu’il arrive à Venise, au XVIe siècle, dans un recueil de contes orientaux, le récit est immédiatement repéré. Il est traduit en français, allemand, hollandais, anglais, danois… Voltaire s’en inspire pour écrire Zadig», explique la chercheuse au téléphone.

Deuxième couche, gothique: celle d’Horace Walpole. A l’époque où il forge le mot, l’écrivain siège au parlement du côté whig (progressiste); il rénove pour ainsi dire à l’envers sa demeure, la convertissant en manoir gothique; et il est hanté par l’idée d’être un enfant illégitime.

Troisième couche, scientifique: les découvertes de la pénicilline, des rayons X et du neutrino (lire les encadrés) sont des fruits de la sérendipité. «En réalité, toutes les découvertes le sont, des plus modestes, celles que nous faisons dans nos vies quotidiennes, jusqu’à celles, scientifiques, qui intéressent l’humanité», reprend Sylvie Catellin. Balayons l’idée selon laquelle il s’agit là de hasards heureux: «Si on dit cela, on fait croire que ça tombe tout cuit. Or le hasard tout seul n’explique rien. Si on ne se laisse pas surprendre par quelque chose qu’on trouve bizarre et qu’on cherche à expliquer, le hasard n’est pas perçu: on passe à côté. Les scientifiques ont relevé le rôle du hasard dans la sérendipité, parce que cela leur permettait de mettre en avant le côté imprévisible de la découverte – et donc de revendiquer la liberté d’explorer ce qui survient, en dehors du programme.»

Il faut être deux pour que la sérendipité opère: un objet étonnant et un sujet capable de s’étonner. C’est alors qu’un processus mystérieux se met en marche, éclairant au passage le rôle de l’inconscient et de l’émotion dans la découverte scientifique. «Au départ, il y a un doute. Quelque chose qui vous poursuit, jour et nuit. Un travail inconscient se fait: il se révèle alors qu’on ne s’y attend pas. Ce sont les illuminations que décrivent Walter Cannon et Henri Poincaré.»

Spécialiste de la physiologie des émotions à Harvard, Walter Cannon travaille sur la notion de stress émotionnel lorsqu’une idée le traverse comme un éclair: et si les changements physiques (cœur, souffle, sucres, adrénaline) rattachés aux émotions fortes servaient à préparer le corps à la fuite et au combat? Réfléchissant au caractère sérendipien de son propre processus mental, le scientifique devient, dès les années 1930, un propagateur du mot, qu’il utilise pour titrer un chapitre («Gains from Serendipity») de son autobiographie. Pareil pour le mathématicien Henri Poincaré, qui découvre les «fonctions fuchsiennes» en un flash de l’esprit alors qu’il prend un bus en Normandie: «Au moment où je mettais le pied sur le marchepied, l’idée me vint, sans que rien dans mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé», écrit-il en 1908.

Il n’y a là rien de mystique: c’est ainsi que notre tête fonctionne quand elle est bien faite et bien remplie. «Il y a quelque chose en nous qui nous précède», avance Sylvie Catellin. C’est littéralement vrai: dans les coulisses de la conscience, le cerveau relie frénétiquement, compulsivement les informations à sa disposition pour fabriquer du sens, créer des narrations, produire des explications; tout ceci avant même qu’on en soit pleinement conscients… «Walpole avait cette intuition de l’inconscient – et de la force créative de celui-ci pour connaître des choses qui nous sont inaccessibles par les données de l’expérience.»

Pour traverser les mystères du mot, Sylvie Catellin déroule un fil sérendipien. «Dans sa lettre, Horace Walpole en vient à la notion de sérendipité par association d’idées. Il remercie d’abord son correspondant pour un cadeau: un portrait de Bianca Cappello, courtisane du XVIe siècle, peint par Vasari. Il raconte ensuite sa propre découverte: le blason de la maison de Médicis incrusté dans les armoiries des Cappello. Ça lui fait penser au motif fictionnel des princes de Serendip.» Un adultère, un mariage secret, une grossesse simulée, un empoisonnement… Telles sont les intrigues qui émaillent la vie de dame Bianca. Quel lien avec les princes? «A la fin du conte, toujours par hasard et sagacité, les trois frères découvrent la bâtardise de leur hôte: le sultan est un fils illégitime.»

Révélation finale, donc: «Pendant longtemps, j’ai cherché à comprendre pourquoi, dans le conte comme dans la lettre, il y avait ce lien entre l’interprétation des traces et l’interrogation sur la filiation. J’ai fini par découvrir une association forte, au niveau anthropologique, entre causalité et généalogie.» Autrement dit: le moteur de toute démarche de connaissance est une quête des racines de soi.

3 exemples – Röntgen, rayons X et homéostasie

Le 8 novembre 1895, alors qu’il travaille sur les rayons cathodiques, le physicien allemand Wilhelm Röntgen s’arrête net en apercevant une fluorescence inopinée. Processus sérendipien. «C’est bien le résultat d’une configuration accidentelle de son appareillage qui a fourni à Röntgen le premier indice», mais «d’autres chercheurs ont vu cette lueur sans rien découvrir», écrit Sylvie Catellin. Röntgen, lui, interrompt sa recherche en cours, change de route. «Il lui faudra plusieurs semaines de recherches acharnées, pendant lesquelles il ne sort guère de son laboratoire», avant de comprendre que ces rayons sont d’un genre inconnu. D’où leur nom: X…

Bel exemple du lien entre la sérendipité et le phénomène que Walter Cannon (lire ci-contre) appelle «homéostasie»: un fait inattendu nous rend fous parce qu’il perturbe nos croyances; notre cerveau se met alors à travailler d’arrache-pied pour retrouver un état stable, générant une nouvelle idée à laquelle on puisse s’accrocher.

3 exemples – Pauli, neutrino et synchronicité

Le 4 décembre 1930, le physicien autrichien Wolfgang Pauli écrit à ses collègues de l’Université de Tübingen: «Il m’est venu en désespoir de cause l’idée d’un remède pour sauver […] le principe de conservation de l’énergie.» Processus sérendipien typique. «Tout commence avec un grave problème», écrit Sylvie Catellin: alors que les radioactivités alpha et gamma se comportent comme on l’attend, le rayonnement bêta escamote une partie de l’énergie, violant un principe sacro-saint. Que faire? Comme les trois princes de Serendip avec le chameau, Pauli décrit un objet dont les caractéristiques expliquent l’anomalie constatée, mais qu’il n’a, en réalité, jamais observé. La nouvelle particule s’appellera «neutrino» et la science expérimentale confirmera son existence en 1956… Pauli, lui, publie entre-temps un livre avec le psychiatre suisse Carl Gustav Jung, The Interpretation of Nature and the Psyche. Les deux hommes y décrivent les notions d’archétype («un ensemble d’images mentales primordiales formant passerelle entre les perceptions sensibles et les idées») et de synchronicité: «La coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal entre eux, mais dont l’association prend un sens pour le sujet qui les perçoit.»

3 exemples – Fleming, pénicilline et liberté

Le 3 septembre 1928, le biologiste écossais Alexander Fleming «s’aperçoit que la culture de staphylocoques sur laquelle il travaillait s’est dissoute au voisinage d’une moisissure qui l’avait incidemment contaminée», écrit Sylvie Catellin. Extraordinaire? Non, banal: «Il est arrivé à tout bactériologiste de se trouver en présence de cultures contaminées par une moisissure.» Mais à la différence de ses confrères, qui «ont vraisemblablement jeté les cultures», Fleming, lui, se passionne pour ce moisi: il le laisse se développer, l’interroge expérimentalement et découvre ainsi la pénicilline. C’est aussi grâce à Fleming que le mot serendipity apparaît en première page du New York Times , le 4 juillet 1949. Le dénommé Robert K. Plumb, envoyé spécial à Oklahoma City, rend compte d’une conférence publique où le savant évoque «l’importance de la sérendipité en science». L’enjeu est de taille: «Les grandes découvertes ont été faites le plus souvent par des chercheurs libres de suivre les pistes que le hasard ou la chance leur ont fournies», affirme Fleming. Dans la recherche fondamentale, poursuit-il, «vous pouvez commencer à chercher quelque chose et découvrir finalement tout à fait autre chose. Ce type de recherche ne peut pas être dirigé.»

Sylvie Catellin, «Sérendipité. Du conte au concept», Seuil, 272 p