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Quand les séries portent le deuil

Ces derniers mois, la mort et ses conséquences se sont invitées régulièrement sur le petit écran et les plateformes de streaming. Décryptage d’une tendance, qui met l’émotion et le réalisme au premier plan

Dans «Russian Doll», Nadia (Natasha Lyonne), trentenaire fêtarde, revit constamment sa propre mort. — © Netflix
Dans «Russian Doll», Nadia (Natasha Lyonne), trentenaire fêtarde, revit constamment sa propre mort. — © Netflix

Leigh Shaw est veuve. Mais pas tout à fait celle qu’on imagine. Pas de visage marqué ni de rangées de perles: cette veuve-là déambule en jogging, a des envies compulsives de donuts et à peine 30 ans au compteur.

Après que son mari, Matt, a été retrouvé sans vie en bas d’un sentier de randonnée qu’il pratiquait pourtant régulièrement, Leigh se retrouve projetée dans un abysse de douleur, un trou noir de questions sans réponses – et des proches pas toujours diplomates. Comment survit-on à la mort de l’homme auquel on venait de dire oui? C’est l’histoire, ou plutôt le parcours du combattant, que raconte [Sorry for Your Loss](https://www.facebook.com/sorryforyourloss/?eid=ARA1LJsAOgCU-yUSOh1n6nyB54gtm6ja2CVj0FIKifPN06di5qQCYOpoLxHdLOizJ8K62Xfuxg9Rqyq),_ série produite par Facebook et dont la deuxième saison a été mise en ligne début octobre, directement sur le réseau social.

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Menée par une fantastique Elizabeth Olsen, la série, assurément la meilleure du géant bleu à ce jour, n’est de loin pas la première à aborder la perte d’un être cher. Mais ces derniers mois, force est de constater que la mort a fait une apparition plus que remarquée sur nos écrans télé.

Souffrance universelle

En mars dernier, Netflix mettait en ligne Afterlife, série qui suit un quinquagénaire devenu dépressif et suicidaire après qu’un cancer du sein a emporté sa femme. Quelques mois plus tard, la plateforme dévoilait Dead to Me, comédie noire sur la rencontre de deux veuves suivant la même thérapie de groupe. Sans oublier la britannique Fleabag, actuellement disponible sur Amazon Prime, qui raconte le quotidien d’une jeune femme agitée et volage, dont on comprend qu’elle a récemment perdu sa mère d’une maladie et sa meilleure amie dans un tragique accident.

© IMDb
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Toutes ces séries abordent le deuil et, davantage, le creusent en profondeur. Car le thème ne sert pas ici de simple twist, d’obstacle transitoire pour un personnage, mais constitue le cœur du scénario. L’industrie des séries aurait-elle le cafard?

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Au contraire. Ces fictions ont reçu des échos enthousiastes et la saison 2 de Fleabag a même remporté quatre Emmy Awards… l’au-delà est donc un bon filon. Sans doute parce qu’il est fédérateur: le public s’identifie facilement à un thème aussi universel que la mort, estime Mireille Berton, maîtresse d’enseignement et de recherche à la section d’histoire et esthétique du cinéma de l’UNIL. «Le deuil est source de conflits et de débats entre les membres d’une même famille. Il constitue donc aussi un motif thématique, narratif et dramaturgique productif, qui se prête bien au développement sur le temps long des séries.»

© IMDb
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Rire aux urgences

Raconter la perte sur une dizaine d’épisodes garantit un stock de rebondissements, et permet aussi d’en explorer toutes les facettes, du choc à la tristesse en passant par la révolte, la solitude et la culpabilité. Un deuil désordre, individuel, loin du sentimentalisme façon lunettes noires et kleenex, c’est précisément ce qu’avait en tête Kit Steinkellner en créant Sorry for Your Loss. «Mon but était de représenter une douleur qui paraîtrait réelle, multidimensionnelle», explique la scénariste américaine, qui a même engagé un psychologue pour la conseiller sur le tournage.

Et il faut avouer que Leigh, sa jeune veuve, est un personnage délicieusement ambigu. Elle inspire la compassion mais se montre aussi égoïste, voire imbuvable avec ses proches. Sarcastique, aussi. Sorry for Your Loss mêle volontiers drame funèbre et touches de malice. «Personnellement, je n’ai jamais autant ri qu’à l’hôpital en attendant de mauvaises nouvelles», note Kit Steinkellner. L’humour pour une série plus réaliste… et plus digeste. «En 2013, lorsque j’ai présenté le script aux producteurs, beaucoup craignaient que la série soit difficile à vendre car trop glauque. Je leur ai répondu que la série allait être déprimante, oui, mais aussi drôle et romantique, tout ça à la fois.»

Communauté en ligne

Un mélange des genres – la «dramedy» –, qu’on retrouve dans Russian Doll sur Netflix: l’histoire rocambolesque d’une fêtarde (interprétée par Natasha Lyonne) qui n’arrête pas de mourir durant la même soirée – une boucle infernale symbolisant son déni face au décès de sa mère. Festival d’humour noir aussi dans Fleabag. «Je me suis levée ce matin avec cette tête incroyable. Et maintenant tout le monde va croire que j’ai fait un putain de soin du visage pour l’enterrement de ma mère!» se lamente la jeune femme devant son miroir.

A travers leurs personnages imparfaits et subversifs, ces séries ont un effet cathartique sur le public et participent à délier les langues. Sur Facebook, chaque épisode de Sorry for Your Loss récolte des centaines de commentaires d’internautes, qui échangent sur leurs propres drames. Une petite communauté s’est créée et des liens renvoient aux sites d’associations de soutien. Le reflet d’une époque, estime Elke Weissmann, professeure en cinéma et télévision à l’Université anglaise d'Edge Hill. «Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes capables de parler de notre santé mentale. La société est plus ouverte à ces thématiques et leur offre une meilleure visibilité. Et peut-être qu’avec Trump et le climat actuel aux Etats-Unis, les gens veulent retourner à un discours plus sensible, plus honnête.»

Vulnérabilité en prime time

«Nous vivons dans une culture de l’émotion», abonde Alberto N. Garcia, professeur associé à l’Université de Navarre qui a notamment édité l’ouvrage Emotions dans les séries TV contemporaines (2016). «Le bien-être, les ressentis sont primordiaux. Il est donc logique que la télévision s’en empare, et qu’elle préfère l’émotivité à l’action.» Alberto N. Garcia voit aussi, dans la multiplication des séries sur le deuil, une forme de mimétisme: ce qui marche fort sera forcément repris ailleurs. «Un peu comme Les Soprano qui, il y a quinze ans, popularisait la figure de l’antihéros, récupérée ensuite par Mad Men, Breaking Bad, The Americans…»

© IMDb
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Au début des années 2000 déjà, les croquemorts de la série Six Feet Under abordaient le trépas sans complexe. Mais c’est peut-être This Is Us, portrait d’une famille américaine touchée par la mort de son patriarche, qui mettra en lumière en 2016 – et sur une grande chaîne américaine – la vulnérabilité de ceux qui restent.

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Depuis, deuil et chagrin se déclinent à l’infini… et au féminin, avec des scénarios écrits en grande partie par, et pour, des femmes. Stratégie visant à attirer un certain public? L’occasion en tout cas de voir apparaître des personnages féminins complexes, à la fois blessés et combatifs, mélancoliques et héroïques. Sur les écrans, la mort se révèle parfois fertile.