C'est un nouvel espoir vers un allégement des traitements antisida. Une équipe des Hôpitaux universitaires de Genève a montré qu'il était possible, chez 430 personnes séropositives, d'interrompre temporairement la trithérapie antirétrovirale. Et cela sans que leur organisme n'en souffre ou, pire, que le virus du sida (VIH) devienne résistant aux médicaments. Ces résultats seront publiés le 5 août dans la revue The Lancet. Ils alimentent un débat à vif depuis quelques mois.
Depuis 1996, les trithérapies antirétrovirales hautement actives (HAART) ont fait preuve de leur efficacité en réduisant de 85% la mortalité liée au sida. Mais ces traitements sont coûteux et accompagnés de lourds effets secondaires (nausées, diarrhées, lipodystrophie, etc.). Selon des chiffres de l'Agence nationale française de recherche contre le sida (ANRS), 11 à 12% des séropositifs pratiquent eux-mêmes des pauses thérapeutiques afin de minimiser ces contrecoups. Plusieurs études ont donc été lancées dès 2000 afin d'évaluer la validité d'une telle pratique. Notamment aussi parce que les trithérapies, aux coûts réduits ainsi induits, seraient davantage accessibles dans les pays en développement.
Tous ces essais tournent autour des effets destructeurs causés par le VIH sur le système immunitaire du patient. «On mesure les dommages en dénombrant certaines des cellules immunitaires dans son sang, les lymphocytes CD4, explique le professeur Bernard Hirschel, en charge de l'Unité sida aux HUG. Lorsque le traitement visant à renforcer ses défenses naturelles est stoppé, le VIH n'est plus muselé. Il peut s'attaquer à ces CD4, et leur nombre décroît.» Passé une limite inférieure, définie différemment dans chaque étude, le traitement reprend. Mais une telle interruption n'était pas sans risque: le virus pouvait-il développer des résistances? Ou encore, une chute trop brusque du taux de CD4 pouvait-elle augmenter la propension d'affections à se développer?
En janvier dernier, une étude de l'Institut américain des maladies infectieuses (NIAID) a dû conclure positivement à ces questions. L'essai clinique baptisé SMART, impliquant 6000 personnes de 33 pays, a même été stoppé. La raison? Les patients qui prenaient leurs médicaments uniquement lorsque leur système immunitaire s'affaiblissait trop voyaient le risque d'être malades ou de décéder doubler comparativement à ceux qui avalaient leurs cocktails antirétroviraux deux fois par jour. Les médecins ont aussi constaté un «accroissement des complications d'ordre cardiovasculaire, rénal et hépatique». Les partisans de cette approche en avaient pour leurs frais. Pour quelques semaines seulement.
Début février 2006, lors d'un congrès sur les rétrovirus à Denver, l'ANRS a présenté des données encourageantes. Selon son étude, menée sur 403 patients, rendre la thérapie intermittente serait possible, en la faisant reposer sur des cycles de huit semaines d'interruption suivis d'autant de jours de traitement: «Aucun événement clinique «classant sida» n'a été observé», a communiqué l'agence. Un essai similaire, en Italie, semble aller dans le même sens.
Et aujourd'hui, c'est à l'équipe genevoise d'apporter sa contribution. Bernard Hirschel et ses collègues ont mis sur pied l'étude dite Staccato, impliquant 430 patients domiciliés en Thaïlande (pour 80%), en Suisse et en Australie. 284 d'entre eux voyaient leur traitement interrompu, tandis que 146 le suivaient en continu. Résultat: la résistance du virus aux médicaments n'était pas plus grande dans le premier cas, comme les chercheurs pouvaient le craindre. Et aucun décès ou cas de maladie liée au sida n'a été observé. «Nous avons montré que l'on pouvait ainsi économiser jusqu'à 61,5% des médicaments dans le premier groupe, se réjouit Bernard Hirschel. Certains effets secondaires (diarrhée, nausée) étaient aussi moins fréquents.» Toutefois, des manifestations mineures du VIH (muguet buccal) sont apparues plus souvent.
Comment expliquer ces différences avec l'étude SMART? Dans les recherches américaines, «le seuil de cellules CD4, à partir duquel le traitement devait être repris, à sans doute été fixé trop bas, à 250 CD4 par millimètre cube de sang», avise Jean-François Delfraissy, directeur de l'ANRS, en commentant dans le magazine La Recherche une première mouture des résultats suisses. Or, dans Staccato, cette limite a été fixée à 350, alors que le taux d'une personne saine mesure entre 700 et 1000. «C'est aussi pour cette raison que la durée d'interruption, dans notre étude, a été moindre, détaille Bernard Hirschel. De l'ordre de 18 semaines, contre 17 mois pour SMART, avec dès lors un danger plus grand.»
Pour le professeur genevois, qui reste prudent sur ces interprétations, ces résultats sont réjouissants. Mais pas déterminants: «Il faut faire d'autres essais, avec d'autres seuils. Et aussi des expériences contrant le dogme selon lequel il ne faut pas maintenir un seul médicament pendant l'interruption, par crainte que le VIH ne développe des résistances.» Restera d'abord à en assurer le financement: SMART a coûté 200 millions de dollars, et Staccato 4 millions de francs. Jean-François Delfraissy est du même avis: «Les interruptions thérapeutiques doivent pour le moment rester du domaine de la recherche. Aucune recommandation ne peut être formulée pour la prise en charge des patients.»