Antoine, 47 ans, est ingénieur du son/postier/professeur de mathématiques. Colette, 49 ans, est libraire/créatrice de bijoux/barmaid/mandataire immobilier. Victoire, 23 ans, est comédienne/volleyeuse/communicante/photographe/écrivain poète. Antoine, Colette et Victoire sont trois des 4,5 millions de slasheurs et slasheuses recensés en France en 2016. En Suisse, les statistiques manquent, mais le phénomène est en constante progression.

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Le slasheur? Un individu qui jongle avec plusieurs activités professionnelles par choix, plus que par nécessité. Il déborde d’envie et de créativité et préfère la curiosité à la sécurité d’un poste figé. «Surtout, le slasheur n’est ni immature, ni instable, ni peu fiable», souligne Marielle Barbe, elle-même slasheuse et auteure du premier livre sur la question en français*. «En période de crise de l’emploi, d’insécurité sur les retraites et de révolution numérique, le pluriactif représente plutôt le nouveau modèle professionnel!» Rencontre avec une quinquagénaire enthousiaste qui, on le sent à chaque page de l’ouvrage, a dû lutter contre les a priori pour imposer ce profil singulier.

Le Temps: Marielle Barbe, vous êtes consultante/coach/formatrice. Pourquoi avoir écrit ce livre sur les slasheurs?

Marielle Barbe: Parce que je veux faire gagner du temps aux personnes qui, comme moi, adorent cumuler plusieurs fonctions, mais que la société, culturellement conditionnée à «produire» des spécialistes, considère toujours comme des dilettantes, de doux rêveurs, des employés instables, des adolescents tardifs, etc. Le slasheur ou pluriactif ou multitasking ou encore polymathe, un statut recensé aux Etats-Unis depuis dix ans, est au contraire quelqu’un de très performant et recherché par les structures dynamiques, car il est super motivé et se forme en permanence. Il ne végète pas dans un poste sans relief par souci de sécurité.

Mais, pour certaines personnes, celles touchées par la précarité, slasher n’est pas un choix.

Evidemment, il y a deux catégories de slasheurs. A côté de ceux qui choisissent ce mode de vie enrichissant, il y a ceux et celles qui doivent cumuler plusieurs jobs par nécessité. Je ne mets pas dans le même panier une bibliothécaire/créatrice de bijoux/consultante et une femme de ménage/serveuse/aide hospitalière. Si je ne m’intéresse qu’à la première catégorie, c’est parce que la seconde a toujours existé et est liée à la mauvaise rémunération de certaines professions.

A ce propos, que répondez-vous aux observateurs qui reprochent aux slasheurs de précariser la société en célébrant la volatilité de l’emploi?

Je réponds que nous sommes plutôt un remède à la crise qu’une cause. Le chômage ne nous a pas attendus pour sévir. J’encourage tous les chômeurs à retrouver une estime d’eux-mêmes en développant leurs talents et en se mettant à slasher. La vraie question, la question d’avenir vu la grande fragilité de l’emploi aujourd’hui, n’est pas de stabiliser tous les travailleurs, mais d’imaginer de meilleures couvertures sociales pour les slasheurs.

Précisément, comment fonctionnez-vous? Comme entrepreneurs ou comme salariés?

Il y a de tout. Parmi les slasheurs, il y a autant d’indépendants que d’employés. Certains fonctionnent uniquement à la mission, d’autres concilient un poste à temps partiel et des initiatives personnelles. D’autres, encore, ont deux, trois emplois salariés en parallèle. Comme nous détestons les étiquettes et les boîtes, nous n’avons pas de dogme en la matière. Par contre, notre administration est d’une lourdeur inouïe et nous attendons beaucoup d’Emmanuel Macron, qui s’est dit conscient des difficultés administratives des profils pluriactifs et désireux de les simplifier.

Quelles sont, selon vous, les qualités d’un slasheur sachant slasher?

Tout d’abord, la curiosité. Beaucoup d’études ont déjà été effectuées sur le sujet. Toutes montrent que le slasheur fait preuve d’une élasticité cérébrale redoutable, qu’il est une sorte de serial learner, toujours curieux d’apprendre de nouvelles choses. Il faut de l’audace aussi, et de l’énergie. Mais ce troisième point vient tout seul. Comme on fait ce qu’on aime, on est rarement fatigué. Le slashing est aussi une réponse au burn-out (surcharge), au bore-out (ennui) et au brown-out (manque de sens), ces trois maladies ravageuses des entreprises.

Mais comment s’organiser lorsqu’on cumule plusieurs métiers? N’y a-t-il pas un risque d’affolement et/ou de surcharge?

Oui et non. Il est vrai que certains slasheurs se laissent emporter par leur enthousiasme et acceptent trop de projets. Surtout au début, quand ils ont peur de ne pas avoir assez de revenus. Mais, vu que le slasheur est quelqu’un d’efficace qui peut très bien monnayer ses prestations, j’en connais aussi beaucoup qui travaillent neuf mois et partent trois mois découvrir le monde. La liberté du slasheur se situe aussi dans la gestion de son temps de travail.

Vos conseils en matière d’organisation?

Bien respirer. Séparer les tâches prioritaires des tâches secondaires. Et savoir déléguer si la mission proposée est chronophage ou dépasse les compétences du mandaté. Mais, dans le fond, ce n’est pas plus difficile que pour une personne qui doit gérer quatre dossiers dans une même entreprise.

Tous les métiers sont-ils «slashables»? A priori, certaines professions exigent une grande spécialisation…

Bien sûr, mais même chez les médecins, les avocats ou les grands chefs de cuisine, on trouve des slasheurs! Du moment que vous diminuez votre temps de travail pour exercer une autre activité rémunératrice, vous êtes un slasheur. Et chacun peut y aspirer, quelle que soit sa formation.

Y a-t-il tout de même une population particulièrement concernée? Les jeunes? Les femmes? Les créatifs? Les citadins? Les diplômés? Etc.

C’est clair que les femmes, qui ont toujours jonglé entre leur vie professionnelle et leur vie familiale, ont une prédisposition au slashing. Les jeunes diplômés aussi. Bon nombre d’entre eux ne voient pas pourquoi ils trimeraient huit heures par jour dans un boulot mal payé alors qu’ils peuvent multiplier les tâches de leur choix et gagner l’équivalent ou presque, tout en conservant leur liberté. Surtout qu’en matière de retraite, ils sont de moins en moins sûrs de toucher quelque chose… Par contre, je ne dirais pas que le slasheur est forcément un citadin. Les outils numériques et le télétravail permettent aujourd’hui à nombre de personnes de travailler de n’importe où, même en pleine campagne.

Existe-t-il en France une fédération des slasheurs, un organisme qui puisse les représenter et défendre leurs intérêts?

Non, pas encore! De même qu’il n’existe pas encore de module universitaire qui enseigne la multi-activité. J’adorerais! Vu mon parcours et mon expérience, je coache beaucoup de slasheurs. C’est une disposition d’esprit, un positionnement professionnel et social, que l’on peut très bien transmettre et développer.

A vous écouter, on a l’impression que chaque être humain est un Léonard de Vinci qui a en lui mille talents, révélés ou non. Tout le monde serait donc un slasheur sans le savoir…

(Elle rit) Non, bien sûr. Il y a des profils de spécialistes et il en faut. Mais, avec la révolution numérique, le souci du développement personnel et la quête d’une plus grande efficacité, le slashing est vraiment une réponse à généraliser. Vous n’imaginez pas le nombre de personnes que je croise qui aimeraient slasher sans oser se lancer. Voilà pourquoi j’ai conçu le livre comme un guide pratique. A sa lecture, toute personne potentiellement multitâche devrait avoir le courage de diversifier ses activités.


Profession slasheur, Marielle Barbe. Marabout, Paris, 2017.


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