Chiara a 14 ans. Scolarisée à Lausanne, elle se dit elle-même dépendante à son smartphone qu’elle consulte machinalement plusieurs fois par heure. Et pas seulement dans le bus mais aussi en marchant dans la rue ou avant de s’endormir. Elle le déverrouille frénétiquement pour voir si elle n’a pas raté quelque chose. «Chaque soir, je passe beaucoup de temps sur les réseaux sociaux, par exemple sur Snapchat. Je ne veux pas perdre de flammes, dit-elle en faisant référence au nombre de jours consécutifs pendant lesquels elle doit échanger des Snaps – des images – avec ses amis. Si je n’envoie pas de snaps au cours des prochaines 24 heures, je perds tout.

Ce témoignage n’est pas unique. De plus en plus de parents et d’enseignants sont inquiets par la dépendance des enfants à Internet, via leur smartphone. En Suisse romande, des professionnels de la santé s’interrogent d’autant plus que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a décidé, en début d’année, de faire figurer le «trouble du jeu vidéo» dans sa 11e édition de la Classification internationale des maladies (CIM-11).

On retrouve les mêmes changements neurobiologiques que dans l’addiction à l’alcool ou à la cocaïne

Daniele Zullino, chef de service d’addictologie aux HUG

Le professeur Daniele Zullino, chef de service d’addictologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), a été impliqué dans le groupe de travail de l’OMS. «Aujourd’hui, l’addiction à Internet, véhiculé par les tablettes ou les smartphones, est le motif numéro un des consultations chez les jeunes dans le service d’addictologie des HUG, devant le cannabis et l’alcool, explique-t-il. On retrouve les mêmes changements neurobiologiques que dans l’addiction à l’alcool ou à la cocaïne. Or, contrairement à ces drogues, Internet propose des stimuli de manière concentrée, rapide et toujours disponible. En matière de dépendance, c’est beaucoup plus efficace et pernicieux que l’héroïne.»

Effet sur la dopamine

De son côté, Claire-Anne Wyler, médecin et directrice adjointe du service de santé de l’enfance et de la jeunesse de l’Etat de Genève, constate une augmentation de la littérature scientifique qui traite du sujet. «Ces trois derniers mois, une dizaine d’articles scientifiques ont été publiés sur la question de l’addiction au smartphone. Ces études montrent que les jeux en ligne ont un effet sur la dopamine, une hormone liée au plaisir et stimulent le circuit de la récompense qui incite à jouer toujours plus.»

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Les mea culpa de certains ex-employés de Facebook sont d’ailleurs révélateurs. Sean Parker, associé de Mark Zukerberg, fondateur de Facebook, a déclaré le 17 novembre dernier: «Nous avons exploité consciemment la vulnérabilité de la psychologie humaine.» «Les gratifications en boucle à base de dopamine sont en train de détruire la société», a, de son côté, déclaré Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook qui dit se sentir terriblement coupable.

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«Addiction similaire à l’alcool ou au cannabis»

A la consultation de la fondation Phénix à Genève, spécialisée dans le traitement ambulatoire des addictions, les spécialistes voient l’apparition d’enfants de plus en plus jeunes avec des symptômes de dépendance et de perte de contrôle. Certains n’ont que dix ans. «Il y a une monopolisation de la pensée, une grande irritabilité et des actes de violences quand le téléphone ou les jeux vidéo sont retirés. Cette addiction touche même des enfants dont les parents ont pourtant posé des règles très strictes, explique Philip Nielsen, psychologue et responsable du centre. Ces enfants ont tendance à perdre «leur motricité fine» dans les relations sociales. Ils se désintéressent aux liens familiaux et sont dans l’évitement du face-à-face. Nous apprenons à les resociabiliser.»

Philippe Stephan, pédopsychiatre et médecin-chef au CHUV, voit ce sujet polémique d’un autre œil. «Le smartphone est un objet qui renvoie une image de soi très narcissique et qui stimule en permanence. Toutefois, il n’a pas les mêmes effets que certaines drogues dures. Les enfants ou adolescents n’y recherchent pas un flash mais un lieu où ils se trouvent valorisés et reconnus par leurs pairs, estime-t-il. Le risque, c’est qu’ils s’y enferment et que le smartphone soit le seul endroit où l’enfant soit valorisé.»

Même les nourrissons

La dépendance à Internet toucherait 2 à 12% des enfants de 12 à 15 ans suivant les rapports. Selon la dernière étude James de la haute école zurichoise ZHAW et de Swisscom, un mineur sur dix en Suisse souffre d’addiction.

Plusieurs pédiatres voient des enfants refuser de se mettre à table ou de s’endormir sans leur tablette ou le smartphone de leur parent

Le problème ne concerne pas uniquement les adolescents mais aussi les tout-petits, voire même les nourrissons. «Certains parents ne chantent pas eux-mêmes des comptines à leur bébé, mais les endorment avec des applications trouvées sur leurs smartphones, comme des bruits de vague ou des chants d’oiseaux», constate la pédiatre et pédopsychiatre, à Genève, Nadia Bruschweiler-Stern qui, le 17 mars prochain, organisera une conférence avec pour thème «Venir au monde entre nature et technologie».

La spécialiste qui s’occupe exclusivement de nourrissons fait le constat suivant: «La mère qui allaite ou qui donne le biberon à son enfant est aujourd’hui constamment interrompue par son smartphone, ce qui produit une interaction entrecoupée. Si le phénomène se répète très fréquemment, le nourrisson apprend que l’iPhone a la priorité sur lui. D’une part ça ne l’aide pas à se sentir investi par sa mère, donc à construire sa confiance en lui, et d’autre part cela peut générer un certain stress ou des problèmes de digestion.»

Un avis confirmé par plusieurs pédiatres qui voient des enfants refuser de se mettre à table ou de s’endormir sans leur tablette ou le smartphone de leur parent, comme l’a notamment montré un reportage d’Envoyé Spécial de France 2, diffusé le 18 janvier.

D’autres pathologies

«L’utilisation excessive des tablettes, smartphones ou jeux vidéo entraîne également d’autres pathologies, comme l’obésité, un retard du langage, des troubles du sommeil, des diabètes de type II, une élévation du stress, de l’hyperactivité mais aussi une augmentation des cas de myopie», prévient Claire-Anne Wyler.

En outre, une étude issue de San Diego State University, publiée le 26 janvier, évoque un lien direct entre le smartphone et le bonheur. Les adolescents qui passent plus de cinq heures par jour en ligne sont deux fois plus susceptibles d’être malheureux que ceux qui passent moins d’une heure par jour. «Dans cette expérience, les personnes qui ont été assignées au hasard à abandonner Facebook pendant une semaine ont terminé cette période plus heureux, moins seul et moins déprimé que ceux qui ont continué à utiliser Facebook. Le temps passé devant un écran mène à la tristesse», affirme Jean Twenge, professeur de psychologie à la San Diego State University.

Retrouvez ici la vidéo: Comment rendre son smartphone moins intrusif 


Oyoty détecte le bien-être de l’enfant

La start-up lausannoise Privately, spin-off du groupe Kudelski, a développé une application basée sur de l’intelligence artificielle, pour éduquer et responsabiliser les enfants concernant leur vie en ligne. «Il ne s’agit pas d’un système de contrôle parental ou de restriction mais d’un robot virtuel qui aide les enfants à rester en sécurité dans le monde numérique et à prendre conscience de leurs actes et du temps passé devant leur écran», explique Deepak Tewari, fondateur de Privately.

Concrètement Oyoty analyse la façon dont les enfants utilisent leurs smartphones et les réseaux sociaux. Celui-ci serait même capable de savoir ce qu’ils ressentent. «Notre logiciel peut reconnaître sept émotions, notamment l’anxiété, la violence, la peur ou la colère. Il peut détecter le bien-être de l’enfant, un peu comme un bracelet qui contrôlerait son activité physique», explique Deepak Tewari. Les parents, pendant ce temps, peuvent suivre les progrès de leur progéniture sur un tableau de bord.

Lancement en Suisse dans les prochains mois

Un petit robot intervient sur l’écran lorsqu’un risque est détecté. Il donne dès lors un conseil ou fait part de ses inquiétudes avant la fuite d’informations personnelles, l’envoi d’images inappropriées ou de textes malveillants pouvant avoir un impact sur la vie privée, la réputation ou la sécurité des enfants.

Le robot tente aussi de faire réfléchir les plus jeunes sur leurs actes. «Tout le contrôle se fait dans le téléphone et pas dans le cloud. Aucune donnée ne transite sur le réseau», précise Deepak Tewari qui a déjà trouvé plusieurs partenaires.

La start-up, soutenue financièrement par la société d’investissement Hammer Team, a récemment acquis son premier client commercial en Grande-Bretagne et a conclu un partenariat avec des organismes de protection de l’enfance, tel Internet Matters. La Bulgarie et la police de Lausanne ont commencé à tester Oyoty qui devrait être lancé en Suisse au cours des prochains mois.

Au-delà de la solution proposée par Privately, il existe aussi toute une série de protections possibles pour les appareils Android et Apple IOS. The Independant IT-Security Institute (AV-TEST) en a examiné, évalué et certifié seize d’entre elles dont trois applications pour Apple iOS, à savoir Safe Kids, Norton Family Premier et IOS Parental Controls.


«3-6-9-12»

Le psychiatre Serge Tisseron a imaginé en 2007 les repères «3-6-9-12 pour apprivoiser les écrans». Il faudrait éviter toutes formes d’écrans avant 3 ans et les introduire avec une grande modération entre trois et six ans. Entre six et neuf ans, il faut fixer des règles claires sur les horaires. De 9 à 12 ans, il s’agit d’apprendre à l’enfant à se protéger. Dès 12 ans, fixer des horaires à respecter, parler d’Internet et couper le wi-fi la nuit.