Le maire indépendant de New York, Michael Bloomberg, est-il un tyran, comme l’accusent certains New-Yorkais, ou l’incarnation d’un paternalisme étatique version 2.0? En trois ans, celui qui fut un jour démocrate, puis républicain avant de s’affranchir du bipartisme américain, a déjà un bilan impressionnant quand il s’agit de se soucier de la santé de ses citoyens. Sous son règne, la ville de New York a interdit la fumée dans les espaces publics ou prohibé les trans fats, ces graisses indigestes, dans les fast-foods. Le maire, qui a, contrairement à l’obèse gouverneur du New Jersey Chris Christie, une silhouette plutôt à son avantage, mène aussi une campagne pour réduire la présence de sel dans les menus des restaurants et la nourriture emballée. Sa dernière trouvaille: interdire la vente de boissons sucrées de plus d’un demi-litre (0,47 cl) dans les théâtres, stades, restaurants, épiceries et auprès de vendeurs ambulants. Une manière de déclarer la guerre au supersize, aux portions géantes servies dans un pays non moins immense afin de combattre le plus grand fléau sanitaire frappant les Etats-Unis: l’obésité.
Deux tiers des adultes et un tiers des enfants y sont en surpoids ou obèses. Les minorités afro-américaine et hispanique, plus touchées par la pauvreté, sont les plus affectées par le phénomène. La décision de s’en prendre aux boissons sucrées est défendue par les responsables de la Santé de New York. Ceux-ci précisent que la taille des portions servies, qui a fortement augmenté ces dernières années, influence la consommation. En trente ans, on est passé de gobelets de 20 cl à 47, voire 94 cl. Les sodas constituent un apport en sucre considérable dans le quotidien alimentaire des Américains. En ingérer 60 centilitres par jour équivaut à ingurgiter 22 kilos de sucre par année. Nombre d’études révèlent une corrélation manifeste entre la consommation excessive de sodas et le risque élevé d’obésité.
Les détracteurs de cette mesure n’ont pas tardé à présenter Michael Bloomberg en héraut du nanny state, de l’Etat paternaliste, pour fustiger l’interventionnisme des pouvoirs publics. Ils brandissent déjà le spectre de la Prohibition et du puritanisme. Fox News et les commentateurs conservateurs n’ont pas raté l’occasion de dépeindre le maire de New York comme un milliardaire perverti par la gauche américaine. Ils relèvent que si l’on interdit des portions au-delà du demi-litre, ceux qui veulent contourner la mesure achèteront simplement deux boissons. L’industrie a elle aussi riposté, car les enjeux sont vertigineux. Le marché des boissons sucrées représente 75 milliards de dollars par année. L’American Beverage Association dénonce «l’obsession» de New York par rapport aux boissons sucrées. Porte-parole de la chaîne de fast-foods McDonald’s, Heather Oldani estime que «les problèmes de santé publique ne peuvent pas être abordés par une interdiction arbitraire et trompeuse». Elle appelle à une approche plus globale de l’obésité.
Michael Bloomberg n’a cure de l’apparent arbitraire. L’Etat impose bien des vaccins, le port de la ceinture de sécurité, des limites d’âge pour la consommation de tabac et d’alcool. L’idée est d’induire un changement comportemental. Mais les experts sanitaires ne s’accordent pas sur l’efficacité ou non de la mesure. Ex-critique gastronomique et chroniqueur du New York Times, Frank Bruni salue l’initiative même s’il reconnaît qu’elle ne va pas tout résoudre. Selon lui, l’obésité aux Etats-Unis n’est pas seulement une épidémie, c’est «une nouvelle normalité qui tend à empêcher tout obèse de reconnaître la gravité de son problème de santé, car celui-ci n’est plus du tout exceptionnel». L’initiative du maire de New York est une tentative de résister à cette nouvelle normalité et de réorienter les habitudes des consommateurs. Car l’obésité aux Etats-Unis a un coût. Les traitements médicaux découlant de ce fléau se chiffrent à 192 milliards de dollars par an. L’obésité accroît les risques de diabète de type 2, de tension artérielle élevée et d’accidents vasculaires et pourrait aussi augmenter les risques de cancer et de démence.
La proposition ne devrait rencontrer aucun obstacle au niveau de la ville de New York qui en débattait mardi, mais pourrait faire l’objet d’une action en justice de la part de l’industrie, qui se bat sur tous les fronts depuis que les autorités politiques ont commencé à sévir contre l’obésité croissante constatée à partir des années 1980. Récemment, elles ont tenté de taxer davantage les boissons sucrées. Le président Barack Obama y a songé en 2009 afin de réduire la consommation de sodas et de financer sa réforme de la santé. Contrariés, les lobbies ont frappé, multipliant par huit leurs dépenses entre 2008 et 2009, contraignant la Maison-Blanche à abandonner l’idée. Ils ont également combattu avec succès la volonté d’une vingtaine d’Etats d’introduire une telle taxe. PepsiCo a menacé de délocaliser son siège installé dans l’Etat de New York.
Cela n’a pas suffi à dissuader Michael Bloomberg de trouver une nouvelle stratégie. Mais celle-ci se heurte, explique le Washington Post, à deux obstacles de taille: les subventions étatiques accordées à l’agriculture permettent de faire baisser sensiblement le prix du sirop de maïs, riche en fructose, utilisé pour la fabrication de sodas. De plus, 42 millions d’Américains dans le besoin reçoivent des bons alimentaires, mais ils s’en servent à hauteur de 4 milliards de dollars pour acheter des boissons sucrées. Enfin, relèvent les Instituts nationaux de la santé, si les portions des denrées alimentaires et boissons sont devenues gigantesques, c’est en raison d’une énorme surproduction, un facteur qui encourage à écouler la marchandise en proposant au consommateur des sodas plus volumineux et à peine plus chers.
La bataille entre l’industrie et les pouvoirs publics est loin d’être terminée. Une prise de conscience accrue de la population a néanmoins permis de réduire la production de sodas de 24% de 1998 à 2011. Ce n’est bien sûr pas suffisant. Michael Bloomberg a un espoir: en 2002, l’interdiction qu’il avait décrétée de fumer dans les restaurants avait fait boule de neige en Amérique. New York dictant le rythme de l’évolution du pays, le maire espère que la prohibition des sodas gargantuesques va faire des émules.
L’Etat impose bien des vaccins, le port de la ceinture de sécurité et des limites d’âge pour la consommation de tabac et d’alcool