Le sommet du ski, au fond des Grisons

Entre traditions et technologies de pointe, dans la vallée de la Surselva, le créateur de la marque Zai marie des matériaux surprenants pour créer des skis hors norme. «Le Temps» est allé à la rencontre d’un alchimiste philosophe

C’est une histoire que l’on aimerait commencer par «Il était une fois». La neige n’est pas encore là. La foule non plus. C’est un jour de décembre pluvieux sous un ciel gris et bas. Parfois, un rayon de soleil transperce les nuages pour caresser les blancheurs éternelles des sommets grisons.

Parti de Coire, le petit train rouge vermeil emporte les visiteurs vers Disentis en longeant les falaises sur lesquelles ruissellent les derniers espoirs d’un début de saison enneigé. On a l’impression d’être au bout du monde. On est en plein centre des Alpes, là où depuis des siècles le ski est un moyen de locomotion aussi pratique que ludique. Le train s’arrête et libère ses voyageurs. Les yeux rivés sur les pavés pour éviter les gouilles, ils oublient qu’une abbaye massive règne sur le village. Savent-ils que dans cette vallée de la Surselva, des artisans cherchent à créer la Rolls des lattes? Leur recette est secrète. Depuis quelques années, leur nom se susurre entre skieurs: Zai.

Pour y croire, il fallait voir les skis, les toucher. Traverser la Suisse pour atteindre une région où les clochers si effilés semblent vouloir éveiller les divinités. C’est ici, à Disentis, qu’a grandi Simon Jacomet, le fondateur de la marque. La pluie ruisselle sur sa veste de feutre, il nous attendait. «Bien dit», lance-t-il. Dans les e-mails échangés la semaine précédente, il saluait de la même manière, en romanche. Son usine est en dessous de la gare. Un chemin escarpé y mène.

Après des études aux Beaux-Arts et une formation de créateur de skis au sein d’une grande marque française, l’enfant de la vallée élevé auprès des moines bénédictins a choisi de revenir au pays pour y établir, en 2003, sa propre manufacture. La sienne ne fera pas de compromis pour atteindre la performance et la qualité. Tournant le dos à la production de masse, ce skieur passionné vise une clientèle de niche et collabore avec des marques de renom, comme Bentley ou Hublot. Fin connaisseur des nouvelles technologies, il laisse son imagination aller au gré des traditions et des inspirations que lui offre la nature qui l’entoure. Les montagnes, dit-il, lui servent de promontoire pour voir plus loin.

«Les habitants de la vallée de la Surselva ont un savoir-faire en artisanat qui doit être préservé. Leurs connaissances sont nécessaires pour fabriquer des skis. Nous sommes six dans l’atelier et nous sommes tous d’ici.» Ses compères sont là, dans un espace illuminé par de grandes fenêtres traversantes. Pas un mot, juste du rock’n’roll qui retentit entre outils et machines. Leurs gestes sont précis et rapides. En une année, 800 skis sortent de l’usine. «Chacun peut tout faire. C’est important pour connaître le rôle de toutes les opérations dans la chaîne de création», explique le fondateur, qui met un point d’honneur à travailler, lui aussi, quotidiennement à l’atelier. Tester ses idées, chercher les limites des matériaux qu’il emploie pour mieux les connaître et faire des erreurs parfois volontaires, «juste pour voir», sont des étapes indispensables à sa création.

Ainsi, tous les ans, sa marque présente une innovation. «Chaque nouveauté offre une dimension différente au ski et à sa ­skiabilité. Une surface en bois procurera une autre dynamique qu’une surface en caoutchouc, en feutre ou en carbone. Ces matériaux sont beaux, certes, mais ne sont pas seulement utilisés pour leur aspect esthétique», note Simon Jacomet en ouvrant la porte de la chambre froide, caverne d’Ali Baba où dorment ses ­matières.

A droite, de fines lattes de bois reposent sur le sol: il y a le cèdre durable, léger et à l’odeur embaumante, le noyer plus lourd mais d’une qualité noble ou encore le peuplier bien plus léger et souple. Sur l’étagère se succèdent les bandes de caoutchouc assemblées de couleurs variées, les fibres de carbone, les carres inoxydables, les plaques métalliques, du cuir. «C’est la combinaison et la proportion de matériaux choisis qui feront le ski. C’est comme en cuisine, il faut essayer», sourit Simon Jacomet.

Il se dirige vers les établis où les skis finis attendent, eux aussi, la neige. Un ski noir en trois dimensions creusé dans une masse de carbone jouxte cet autre à la spatule carrée interminable fait pour voler dans la neige poudreuse. Et il y a cette paire qui dévoile subtilement son cœur constitué de pierre. De la vraie pierre. Un gneiss vert de Andeer, dans les Grisons, qui forme la colonne vertébrale du ski. Et se cambre avec lui. «Combinée avec du caoutchouc naturel, la roche offre au ski une stabilité tout en restant souple. Encore aujourd’hui, ce modèle me fascine.»

Cette année, la dernière création présente une surface en feutre qui une fois pressé et enduit donne un pouvoir amortissant à la latte. «Ce ski est fait pour la vitesse. Sa géométrie est inspirée d’un modèle de Coupe du monde», précise le designer. Skier est une affaire de sensations.

En romanche, Zai signifie «résistant». L’essentiel en trois lettres, car pour le créateur, la qualité d’un objet sera prouvée par sa longévité. «Nos skis sont faits pour durer toute une vie. Nous assemblons des matériaux solides et originaux avec une technologie de pointe. Evidemment, ils coûtent plus cher.» Le prix d’une paire de skis Zai, vendue avec fixations et service après-vente s’élève entre 3300 et 10 000 francs. «Le travail, la recherche, les matériaux, tout a un prix. Aujourd’hui, on a tendance à oublier la valeur des objets», regrette Simon Jacomet. C’est un débat qu’il entretient aussi avec ses enfants, qui ont dû mettre la main à la pâte pour se construire la paire de skis qu’ils désiraient. La notion de luxe ne plaît pas au Grison. Elle est trop risquée. Pour lui, avant d’être beau, un objet doit fonctionner: «C’est un choix qui implique une certaine philosophie.»

Choisir Zai sonne comme une conversion à une religion. L’enfant de la vallée se souvient de son professeur, un moine bénédictin qui aimait enseigner le bouddhisme. Le religieux l’incitait à avoir ses propres idées et surtout à les argumenter. «Bien plus tard, j’ai remarqué son influence sur ma vie.»

L’atelier s’est vidé. Il est midi. Le créateur choisit une auberge: «Vous connaissez les capuns? Une feuille de côte de bette farcie d’une pâte aux salsiz. Ils sont bons ici, proportionnés comme il faut.» La quête de la perfection dépasse le domaine du ski dans la Surselva et le raffinement semble vouloir accompagner la moindre production. Evidemment, les capuns étaient délicieux.

«Le travail, la recherche, les matériaux, tout a un prix»