Doucement, Philémon remue sa tasse de thé de Noël, l'odeur d'épices monte et remplit cet appartement de la banlieue genevoise. Les yeux dans le vague, il réfléchit. «Je crois que le milieu homosexuel est un milieu de souffrance, de sexe, qui se heurte à l'incompréhension tant médicale que familiale. Bien sûr, il faudrait avoir des rapports protégés mais je craque parce que je suis un être humain.» Sur le mur en face de lui, un Christ le regarde du fond de son cadre, figure tragique et décalée. «Je suis profondément croyant», affirme Philémon. Et comment sa foi s'accommode-t-elle de son comportement sexuel qui met en danger ses partenaires?
Contaminez-moi…
«C'est difficile, parfois je me dis que je suis peut-être en train de commettre un crime. Mais je pense que le message de l'Office fédéral de la santé publique qui dit que la responsabilité des partenaires est partagée est juste. C'est facile de faire porter toute la responsabilité aux séropositifs, de les stigmatiser. Mais s'ils disent la vérité, ils courent le risque d'être rejetés.» A l'opposé, certains adeptes du barebacking demandent à être contaminés comme on peut le lire sur les sites consacrés à ces rencontres et où les personnes donnent, si elles le désirent, leurs âge, profil, habitudes et statut sérologique.
«C'est une attitude suicidaire, reprend Philémon, mais elle reflète aussi la violence grandissante de notre époque qui se retrouve dans les habitudes de ce milieu. En fait, la sexualité engendre une dépendance extrême et est elle-même liée à l'usage de drogues récréatives, ce qui n'encourage pas la vigilance. Pour la contenter, il faut toujours aller plus loin, rapports multiples, sado-maso, et la transmission du VIH en est l'ultime violence. Et, pour certains jeunes, la séropositivité appartient à l'identité homosexuelle.» Il évoque à l'appui de ses affirmations les lieux de ses week-ends, lumières rouges, labyrinthe, pièces noires, où dès l'entrée il n'y a pas de préservatifs. «Dans un endroit comme ça, qui aurait envie de se protéger?» demande-t-il.
Hypocrisie
Devant cette réalité, le message de prévention devient complexe. Bernard Hirschel, chef de la division VIH/sida à l'Hôpital cantonal de Genève, est pourtant persuadé que c'est dans la communauté homosexuelle qu'il faut agir. «Ça n'a plus de sens de faire de la prévention comme on le fait dans les milieux de la prostitution où les cas de contamination par le VIH sont quasiment inexistants. On a oublié ceux qui courent un vrai risque, soit les homosexuels chez lesquels il y a, à l'évidence, une augmentation des comportements à risque.»
Pour Christopher Park, du Groupe sida Genève, qui s'exprime à titre personnel, il serait important de mieux communiquer sur la réalité de l'infection, devenue un peu irréelle depuis que la médecine peut la maintenir sous contrôle. Il évoque la loi suédoise sur la transmission des maladies infectieuses, très stricte: les partenaires sont tenus de révéler leur statut sérologique avant tout rapport. C'est le seul pays où les cas de contamination ont diminué. «Je ne souhaite pas la même loi ici, mais c'est troublant, concède-t-il. Par ailleurs, si les gens semblent se moquer d'une éventuelle contamination, ils ont très vite une attitude discriminatoire envers les personnes qui révèlent leur séroposivité. Chacun devrait se protéger, mais il faut admettre que le préservatif n'est pas toujours une solution. Il faudra développer d'autres moyens, comme les microbicides. Et il faut cesser de cacher la réalité derrière l'image d'Epinal de l'homosexuel pacsé, en désir d'enfant. Le culte de la sexualité et le multi-partenariat appartiennent à l'identité gay.»
Philémon n'imagine pas une seconde une relation de fidélité, avoue des soirées avec une trentaine de partenaires successifs. Il aimerait toutefois diminuer sa dépendance au sexe, mais le chemin est difficile. Car le sexe est pour lui un exutoire à ses frustrations, aux injustices. «Au début j'étais très fleur bleue, se souvient-il dans un sourire, mais quand j'ai été contaminé, toute ma vie s'est effondrée. J'ai dû renoncer à un métier que j'adorais, dans la santé. Aujourd'hui, je travaille comme agent de sécurité et je suis bien placé pour constater l'augmentation générale de la violence. Nous sommes le reflet de la société.»
Alors, que faire pour essayer de diminuer le nombre des infections VIH? Philémon a cette réponse saisissante: «L'amour, il faut essayer de s'aimer, pour cesser de se détruire.»