Visage. L'artiste mexicaine avait l'arcade sourcilière qui se rejoignait comme deux ailes d'oiseau. Elle est aujourd'hui l'égérie post mortem du créateur Jean Paul Gaultier, et la muse des maquilleurs. Son image de femme en métamorphose colle à notre époque
Un accessoire, par définition, est quelque chose de secondaire, voire de négligeable. Sauf dans la mode. Prenons un sac à main. Autrefois, il se contentait d'agrémenter une tenue, élément principal auquel il faisait allégeance. Puis il a grimpé dans la hiérarchie jusqu'à devenir essentiel: l'attribut de la femme qui le porte. Certains bagagistes ont même engagé des créateurs (Martin Margiella, Tom Ford ou Marc Jacobs) pour créer des vêtements qui aillent avec leurs sacs. Dans le même mouvement, l'artifice et le superflu ont été eux aussi réévalués. Le maquillage est ainsi devenu un accessoire indissociable des courants de la mode, avec ses éditions limitées et ses collections printemps-été et automne-hiver. On harmonise les couleurs de sa bouche, ses ongles ou paupières avec ses vêtements et on porte ses robes comme des fards. Tout est permis, des couleurs neutres et invisibles proches de la carnation (le «no make up») jusqu'aux modifications plus voyantes. On évolue aux frontières du Body Art. Mais avant de passer au stade plus durable du tatouage, du piercing, ou de la mutilation, le sourcil reste une des dernières zones d'expérimentation réversibles.
En contrepoint aux arcades sourcilières quasi dénudées de certains mannequins, les sourcils de Frida Kahlo servent de modèle aux maquilleurs. Lors des derniers défilés de Jean Paul Gaultier et dans les magazines de mode féminins surgissent des dizaines de clones de l'artiste mexicaine morte en 1954. Son signe de reconnaissance, outre ses coiffures et ses tenues ethniques inspirées du costume des femmes du Tehuantepec, c'est le sourcil unique qui lui accentuait le regard comme les ailes d'un oiseau en plein vol. Frida Kahlo arborait ce sourcil de cyclope à une époque où la femme, s'inspirant du modèle des stars hollywoodiennes, se redessinait l'arcade sourcilière afin de se donner un air mystérieux.
Pourquoi les créateurs de mode ont-ils soudain choisi de faire revivre cette figure de l'art mexicain? Leur poser la question ne servirait à rien: sait-on seulement pourquoi l'on fait les choses? La réponse se trouve sans doute à Martigny, sur les murs de la Fondation Gianadda, qui accueillent actuellement les œuvres de Frida Kahlo et celles de son mari, Diego Rivera. Il faut voir cette huile sur métal intitulée Quelques petites piqûres, qui la montre ensanglantée sur ses draps blancs, il faut regarder sans ciller cet autoportrait intitulé La colonne brisée, ce corps déchiré en deux maintenu par des bandelettes et percé de clous. Cette image d'elle, en martyre abîmée, qui rappelle l'accident de bus dont elle fut victime en 1926 et lors duquel elle fut transpercée de part en part, évoque cet esthétique morbide développée par le cinéaste David Cronenberg dans son film «Crash». Les autoportraits de Frida Kahlo rappellent ces «ultimes tabous d'une société qui prétend mettre la perfection (...) à la portée de tous», dont parle la journaliste Véronique Zbinden dans son récent livre sur le piercing.*
Le poil, dit-on, est l'attribut de l'animalité. Dans le conte, la belle est séduite par la bête. Frida Kahlo, corsetée dans sa douleur, réunit ces deux êtres en un seul corps. «Une funambule entre le vide et l'infini», telle que la décrit Arrabal dans son poème Le temps de la mutilation. Elle est ce personnage mi-masculin, mi-féminin qui n'est pas pour déplaire aux créateurs en mal d'androgynie.
Pourtant, se dessiner les sourcils de Frida Kahlo, c'est combattre sa nature alors que la Mexicaine la revendiquait. «Je n'ai jamais peint de rêves. J'ai peint ma propre réalité», disait-elle un an avant de mourir. Les sourcils des maquilleurs sont des mensonges, ceux de Frida Kahlo, tels qu'elle les a représentés sur ses autoportraits, participaient à sa quête de vérité.