En 2023, un nouvel hôpital psychiatrique placera les soins pour la jeunesse au centre de Genève
Urbanisme
Dans un an, la Maison de l’enfant et de l’adolescent ouvrira ses portes dans la Cité de Calvin. Un projet pharaonique dont l’objectif est de remettre l’hôpital psychiatrique au cœur de la ville et vice versa

Difficile de parler de «maison»: l’immeuble s’élève sur sept étages et se déploie sur presque 15 000 m2 de surface utile. Dès l’été 2023, un millier de personnes passeront chaque jour le sas de son entrée, personnel médical et logistique, parents, enfants, ados. Mais parler de «centre hospitalier» ou d’«institut» trahirait déjà l’esprit des lieux. La Maison de l’enfant et de l’adolescent (MEA), aussi verticale et massive soit-elle, a vocation à accueillir et soigner dans un même geste. A sa patientèle, elle dit: «Entre, n’aie pas peur, il y a ici une place pour toi.»
Toutefois, c’est un hôpital. Psychiatrique qui plus est – intimidant, donc. L’été prochain, 11 services des HUG, actifs à différents niveaux des soins de l’enfant et de l’adolescent, 11 services actuellement disséminés sur plusieurs sites dans la ville, seront regroupés dans ce bâtiment, boulevard de la Cluse à Genève. On y trouvera un centre d’accueil de jour pour des enfants souffrant de troubles envahissants du comportement. Egalement, l’unité de crise Malatavie, qui agit en prévention et en soin des adolescents en souffrance, en particulier dans la prévention du suicide – qui est la première cause de mortalité de cette population-là. Il y aura les services de guidance infantile, qui soignent et réparent les liens entre parents et très petits enfants. Ainsi qu’une consultation pour les troubles de l’alimentation et de la nutrition. On y prodiguera des soins psychiatriques et somatiques, avec ou sans hospitalisation. Une véritable ruche!
Comment lui insuffler alors cet esprit domestique qui n’est pas seulement un vœu pieux, mais aussi une nécessité clinique? Comment faire de cet hôpital une maison? Ce sont les questions qui animent le petit groupe que nous formons au pied de l’immeuble en chantier, nos têtes enserrées dans des casques blancs en plastique, tandis que nous visitons les lieux où s’affairent les ouvriers. Ce matin d’août, voici l’attelage que nous formons: Paola Flores Menendez, responsable des partenariats aux HUG, et aussi du «lien-Cité» pour la MEA (un concept sur lequel nous reviendrons); Ariane Widmer, urbaniste cantonale à Genève; François Ansermet, ancien médecin-chef du service de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent aux HUG, aujourd’hui membre du comité de pilotage de la MEA; Jean Liermier, directeur du Théâtre de Carouge, également membre du comité relatif au «lien-Cité» de la MEA; et Bruno Marchand, professeur honoraire à l’EPFL et président du jury du concours d’architecture pour le projet d’aménagement du site de l’hôpital des enfants à Genève. Ensemble, nous allons tenter de comprendre comment la ville et l’hôpital peuvent, de concert, contribuer au mieux-être des enfants et des adolescents en souffrance.
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«Toute l’idée du projet, c’est d’inscrire l’hôpital dans la cité, et en même temps, de faire entrer la cité dans l’hôpital», explique François Ansermet, à l’origine du projet de la MEA, aujourd’hui membre du comité de pilotage. Par «cité», il faut comprendre: ce que la ville compte de surprises, de rencontres, de brassages et de cultures. On se trouve là dans un quartier central et populaire de Genève, dans un tissu urbain très dense, très mixte, beaucoup de familles migrantes, des épiceries et des restaurants du monde. Une occasion à saisir absolument pour déstigmatiser ce lieu de soins psychiatrique et le rendre accessible au plus grand nombre. François Ansermet: «Comme chef de service, j’ai toujours eu la curiosité de comprendre qui venait chez nous, qui entre à l’hôpital. Et il me semble que ce ne sont pas nécessairement celles et ceux qui souffrent le plus.» Paola Flores Menendez: «Les enfants et les adolescents sont une population qui a beaucoup de réticence à consulter. En travaillant sur le lien à la cité, ce que l’on cherche à faire, c’est rendre ce lieu familier, et offrir d’autres raisons d’entrer ici que le soin.»
En quête de porosité
A leur manière, les contraintes architecturales et urbanistiques ont contribué à donner une forme à ce projet. «Avec six étages, on se retrouvait avec un immeuble aussi imposant, aussi écrasant que l’idée qu’on se fait d’une unité psychiatrique, se rappelle François Ansermet. C’est là qu’on s’est dit qu’un septième étage – le rez-de-chaussée – permettrait de faire la jonction avec la ville, de rendre le bâtiment poreux, sans renoncer à rien de la fonctionnalité hospitalière du bâtiment.»
Le chantier que nous parcourons est plein de promesses: l’entrée largement vitrée s’ouvre sur des volumes généreux qui autorisent la polyvalence. Au sol, le béton présente de larges renfoncements circulaires pour les pots où pousseront des arbres. Au fond du bâtiment, une grande salle polyvalente accueillera des activités sportives, et aussi, à l’occasion, toutes sortes de performances et de spectacles. Au sous-sol, une salle de projection. Plus loin, une cafétéria, une petite cabane en bois dans laquelle les enfants pourront grimper, un espace dit «pop-up» où les associations intéressées pourront tenir un stand et déployer des activités thématiques. Un espace sera dévolu au Bioscope – un laboratoire de vulgarisation scientifique. Paola Flores Menendez: «Les activités du Bioscope s’adressent, entre autres, à tous les enfants du canton, ils peuvent y venir avec l’école ou en famille pour des ateliers, des expériences. En entrant, toutes et tous se familiariseront avec la MEA, sauront ce que l’on y fait, ce qui est possible ici.»
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Toutes les activités déployées dans ce rez-de-chaussée «poreux» constituent ce que les concepteurs du projet ont appelé le «lien-Cité». Un programme financé séparément du budget ordinaire de l’hôpital par de généreuses fondations qui croient à ce projet d’«hôpital autrement». Reste à mettre en place ce dispositif. «Il faudra, bien sûr, partir de ce qui existe déjà, les envies des équipes qui vont s’installer ici, et ce qu’elles ont déjà mis en place, souligne Jean Liermier. L’idée, c’est d’éviter à tout prix le phénomène de l’eau et de l’huile: que les activités du rez-de-chaussée se trouvent complètement séparées de ce qui se jouerait dans les étages. Et puis, l’idée consiste aussi à mettre ces espaces à la disposition de la cité pour du théâtre, de la musique, des arts plastiques – avec l’espoir que tout cela vienne aussi chambouler un peu les routines. Il y aura des partenariats avec d’autres institutions, des artistes, et des fois, il y aura de la peinture partout, de la vie, de la circulation – pour le plus grand bénéfice de tout le monde.»
«L’esprit» du rez-de-chaussée, ouvert à la cité, a donc vocation à infuser dans les étages, où seront installées les activités «ordinaires» de l’hôpital. Là où la dimension domestique du projet prend aussi toute son importance. Paola Flores Menendez: «Pour le concours d’architecture, un aspect central du cahier des charges était: comment l’environnement – la lumière naturelle, les couleurs, l’attention aux bruits – peut avoir un impact sur l’évolution du patient? Nous n’avons pas seulement choisi des luminaires, nous avons travaillé avec des éclairagistes. Chaque détail a été pensé: contrairement à tous les hôpitaux, nous avons mis du parquet au sol, les portes sont en chêne massif, tout est en bois. On sait à présent que l’environnement a une influence sur l’évolution des patients et sur l’état d’esprit des soignants. Un environnement bien pensé peut agir sur la prise d’antalgiques, sur le cycle du sommeil, sur les durées moyennes de séjour.» «Le plus important ici, complète Bruno Marchand, c’est ce changement d’optique: on ne fait plus un hôpital comme une machine à guérir. L’esprit domestique et l’ouverture à la cité sont réellement ce qui fait de la MEA un projet innovant, très différent des autres infrastructures hospitalières.»
Normes barrières
A l’arrière du bâtiment, là où il n’y a pour l’heure que des gravats et des baraquements de chantier, un grand jardin se déploiera, avec un potager, qui s’inscrira dans un futur réseau d’espaces verts. Parce qu’il faut le préciser: la MEA n’est que l’un des bâtiments du futur campus hospitalier pour la mère et l’enfant, dont l’achèvement est prévu en 2040. Aujourd’hui, le quartier est semé de petits jardins, tous clôturés. Le nouveau plan urbain prévoit de les relier pour offrir de nouvelles circulations. Bruno Marchand: «L’idée du concours, c’était de dépasser le principe que tous les équipements hospitaliers sont constitués de bâtiments les uns à côté des autres. Nous voulions un lieu où les espaces extérieurs servent de transition, et sont en quelque sorte rendus à la ville.»
Seulement, ce désir d’ouverture, de circulation, de perméabilité, est aussi, un peu, un combat. Surtout pour des infrastructures hospitalières, qui doivent répondre à des normes de sécurité et travaillent avec des ressources limitées (une porte automatique qui s’ouvre avec une carte à puce, cela coûtera toujours moins cher qu’une personne mobilisée pour gérer les accès le soir). Ainsi, plus le projet se concrétise, plus il voit reparaître des portes et des barrières. A mesure que le temps passe, le dispositif court le risque de se refermer sur lui-même. «C’est le retour du refoulé, plaisante François Ansermet. Plus sérieusement: l’argument qu’on nous sert toujours, c’est que les enfants et les adolescents en souffrance représentent une population qui va attirer toute une criminalité, les dealers, des pédophiles… Mais je suis persuadé que ce n’est pas en mettant des barrières qu’on va les éloigner. Au contraire, c’est en créant des liens. Parce qu’ils sont contenants, ils responsabilisent et sécurisent bien plus efficacement que des clôtures.» Au fond, il s’agirait d’insuffler un esprit des lieux qui fera que chacune et chacun, en plus de se sentir accueilli, se sentira aussi responsable et en relation avec les autres.
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«Cette question de l’ouverture, de la circulation, c’est aussi la préoccupation des urbanistes, commente Ariane Widmer. On parle toujours de ville inclusive et perméable, une ville des possibles qui offre une place à toutes et tous. Ouvrir les espaces extérieurs de l’hôpital, c’est les rendre au quartier, c’est un cadeau à la population. Malheureusement, ce désir de sécurité revient toujours, partout.» A Genève, la question se pose de la même manière avec le Jardin des Nations, où les organisations internationales ont une tendance «naturelle» à se barricader. Ce qui revient à créer des zones d’exclusion au cœur de la ville. Et repose la question de la centralité des grands équipements. «Ici, on se demande comment la ville peut devenir actrices de soins. Mais il faut aussi se demander comment l’hôpital peut devenir un acteur de la ville, insiste Ariane Widmer. Beaucoup de grands équipements, comme les universités, les hautes écoles, sont sortis de la ville. Là, on en a un qui reste et devient un acteur de la cité. Par sa transformation, la manière dont il conçoit son programme, il peut offrir à la ville des opportunités nouvelles. C’est pourquoi il faut se battre pour cette porosité.»
Enfin, il n’y a pas que les barrières physiques auxquelles il faudra être attentif. Les barrières symboliques peuvent aussi s’ériger là où on ne les attend pas. Par exemple, en mettant des mots abscons sur le projet, en brassant des concepts compliqués, ou en instaurant un programme culturel perçu comme trop «bobo». Parce que la culture, au sens où on l’entend souvent, peut aussi être une barrière. Jean Liermier le sait bien: «Pour les institutions culturelles comme pour les hôpitaux, le plus difficile, c’est d’amener les gens à en franchir la porte. Au théâtre, au musée ou à l’hôpital, on peut vite se sentir en position de faiblesse, d’infériorité. En travaillant sur le «lien-Cité», notre mission, c’est de lever la barrière à l’entrée, de casser la peur. Les ateliers de cuisine, les food trucks, le potager, ce sont des manières de faire comprendre qu’il se passe des choses ici et qu’elles sont accessibles à tout le monde. Il faut faire passer le message que cet hôpital, ce n’est pas seulement un lieu pour se soigner, mais aussi pour se faire du bien.»