Acteurs du monde et citoyens de la mode
Fashion Week
Tel un pays imaginaire aux frontières poreuses, la mode se laisse traverser par les forces extérieures, mais jamais envahir. Démonstration lors des derniers défilés parisiens

Etrange pays que celui de la mode. Appelons-le Fashionistan, un Etat parvenant à vivre en quasi-autarcie malgré des frontières poreuses. Les menaces liées au coronavirus planant au-dessus de la production et de la consommation de biens de luxe ont partiellement occupé les devants de cette Semaine parisienne de la mode, qui s’est achevée mardi. Partiellement, oui.
Pendant neuf jours, la plupart des défilés ont fait salle comble. Telles des hyènes en mal de gibiers, les éminences fashion moquaient les quelques visages habillés d’un masque chirurgical. L’univers peut bien imploser, nous mourrons avec style, semblaient-elles chuchoter. Ethique de pacotille. Pour chaque show, des coiffeurs ont coiffé, des maquilleurs ont maquillé, des mannequins ont performé. Il y a eu des fêtes, il y a eu de l’alcool, il y a eu des explosions de beauté et des effusions de bonheur. Pour la saison automne-hiver 2020-2021, les créateurs ont, eux, pris acte des tempêtes extérieures, mais sans jamais se laisser submerger.
La force du collectif
Demna Gvasalia serait-il le plus grand devin de la mode? Son défilé pour Balenciaga semblait avoir absorbé toutes les angoisses de l’époque, entre crise migratoire, réchauffement climatique, crises géopolitiques et tensions sociales. Le décor d’abord: un immense auditorium inondé d’eau, noyant les pieds des mannequins tout comme les sièges des premiers rangs, laissés vides. Le vieux monde qui s’effondre? Au plafond étaient projetés une succession de faux ciels: orage noir, eaux torrentielles, flammes. Musique électrisante, tantôt techno, classique ou folklorique. Les vêtements ensuite: des tenues d’ecclésiastiques, de bureaucrates, de motards, de footballeurs ou encore de plongeurs transformées en vêtements du quotidien. Des proportions démentes, comme ces épaules pagodes ponctuant vestes et robes plissées. Ce spectacle apocalyptique était d’une force inouïe. Par sa mise en scène, mais aussi par son message. Car Demna Gvasalia n’est pas du genre à faire de la provoc gratuite. Pour le Géorgien, le spectre d’une catastrophe mondiale peut être balayé par ces hommes et ces femmes de toutes origines, de tout âge et de toutes apparences. La diversité du groupe comme antidote au chaos?
Chez Chanel, Virginie Viard a fait le pari de la légèreté. Pour la saison prochaine, la directrice artistique signe une collection romantique mais sans fioritures. Des vestes et de longs manteaux plutôt que des robes, des pantalons jodhpurs qui s’ouvrent sur des bottes de sept lieues. Beaucoup de noir et de blanc, de savoureuses touches de vert pâle. De la douceur et des bijoux baroques en guise de point d’exclamation. Les mannequins déambulent main dans la main, complices, amies. La force du collectif, encore.
Jeux de mode
Chez Hermès, on célèbre l’esprit d’équipe, avec un défilé aux couleurs olympiques: jaune, rouge, bleu, vert. Des barres d’obstacles plantées à la verticale forment une sorte de forêt rappelant les toiles de Mondrian. Y apparaissent des cavalières modernes vêtues d’amples robes polos ou de fantastiques manteaux en cuir rappelant les traditionnelles tenues de jockeys. Le vocabulaire Hermès s’éprend aussi d’accent punk le temps de minijupes en cuirs à bretelles, portées avec d’imposants mocassins façon Creepers. Les cols des pulls en cachemire se parent de foulards ou de bracelets en cuir. L’élégance française portée à son plus haut niveau de sophistication. Qu’importe le déluge.
Chez Miu Miu, la mode est un jeu d’un tout autre genre. Pour l’Italienne Miuccia Prada, les vêtements ne servent pas seulement à performer ou à se situer sur l’échiquier social. Ils sont aussi un outil de transformation de soi modifiant jusqu’à notre regard, notre gestuelle. Déambulant dans une salle de spectacle aux accents Art déco, les héroïnes Miu Miu sont des jouisseuses. Elles aiment la vie et la nuit. Avec leurs courbes sensuelles et leurs coiffures années 1940, elles ressemblent à ces créatures de cabaret qui arrêtaient les heures noires de l’histoire en s’effeuillant jusqu’au petit matin. Leurs longues jupes en tweed gris sont fendues et faussement formelles. Les uniformes des marins, elles en font de longs manteaux à l’élégance rétro. Leurs talons sont vertigineux. Elles portent de la fausse fourrure et de faux diamants. La liberté ne connaît pas de conventions.
Temporalités
Pour échapper à la marche du monde, certains créateurs revisitent le passé, le reformulent selon leurs termes. C’est le cas d’Hedi Slimane chez Celine, qui continue de créer l’événement avec un défilé digne d’un concert de rock. S’y déploient ses silhouettes racées traversant les années 1970 avec l’assurance de la jeunesse. Jupes-culottes portées avec hautes bottes en cuir et blouses en soie à lavallière. Mention pour les longues robes du soir aux détails baroques, comme ces manchettes-bijoux dorées. De saison en saison, le créateur français n’a pas peur de se répéter, persuadé que l’essence d’un style vaut mieux que le bruit éphémère des tendances.
Chez Loewe, Jonathan Anderson développe une autre relation au passé, qu’il utilise comme un trampoline pour se projeter vers le futur. Pour l’automne-hiver 2020-2021, le jeune Anglais plonge dans l’iconographie traditionnelle de l’Espagne, son austérité, son côté pompeux, pour mieux la déglinguer. Résultat, des volumes extrêmes comme suspendus dans l’air. Des chapeaux en plumes qui hystérisent des robes aux tissus opulents. De précieuses céramiques signées Takuro Kuwata qui s’accrochent aux sacs à main. C’est très beau, ludique et complètement surprenant. Les siècles qui nous ont précédés regorgent de trésors en devenir.
Ce n’est pas Nicolas Ghesquière qui dira le contraire. Présenté dans la cour Carrée du Musée du Louvre, son défilé offrait, en guise de décor, deux cents personnages composant une tribune historique allant du XVe siècle à 1950. Chacun d’entre eux a été créé par Milena Canonero, costumière de Stanley Kubrick ayant travaillé sur des films aussi cultes qu’Orange mécanique, Barry Lyndon ou Shining. Impressionnant, ce seul spectacle rappelait que nous ne sommes que poussière à l’échelle de l’humanité, et que nos catastrophes auront bientôt disparu dans les limbes. Mais le propos de Nicolas Ghesquière était ailleurs. Sa grande spécialité, c’est le clash des époques historiques. Le capitaine Spock et Marie-Antoinette, Huysmans et Fast and Furious, la prohibition et la conquête de l’espace. Et dans cet exercice de «tuning vestimentaire», c’est le passé qui nous regarde, tissant sa toile d’anachronismes pour nous guider vers un futur inconnu et follement excitant. Qui craint encore les tempêtes du présent?