D’un côté: Adut Akech, sacrée top-modèle de l’année, 1 mètre 78 de jambes infinies et de peau noire comme une aile de corbeau sous la pluie. De l’autre: Cendrillon, princesse universelle et tous usages. Adut/Cendrillon: rien à voir?

Mais commençons par Adut Akech, 19 ans et les dents du bonheur. Adut, vous l’avez sans doute vue sans vous en apercevoir. Adut a une dégaine assez incroyable, mi-reine de la nuit des années 1980, mi-princesse du désert (comme on aurait dit dans les années 1980, justement). Adut a la mode à ses pieds, elle est celle que, comme on dit, tout le monde s’arrache (encore un cliché eighties). Adut cache, derrière ses jambes de gazelle 2.0 (foutu pour foutu, autant vous servir encore une bonne rasade de clichés), sa dégaine nonchalante et sa bouche framboise, une histoire dure et tragique. Née le jour de Noël dans le sud du Soudan, Adut a fui au Kenya dans un camp de réfugiés. A l’âge de 7 ans, Adut et les siens se sont envolés pour l’Australie où elle a acquis le statut de réfugiée. Adut a grandi dans la banlieue d’Adélaïde – dans la même maison modeste où elle a été photographiée récemment, portant des robes haute couture dont la moindre manche permettrait de racheter tout le quartier. Ado, Adut a commencé par faire quelques défilés de supermarché avant de recevoir un coup de fil, une après-midi qu’elle faisait ses devoirs, et d’être – je résume – choisie par Anthony Vaccarello comme mannequin exclusif de la maison Saint Laurent.

Depuis, Adut a fait un nombre de couvertures de grands magazines record, compte tenu de sa couleur de peau et du fait que les filles blacks (comme on disait dans… les années 1980) ne font pas vendre (comme on le dit encore aujourd’hui). Adut profite du fait que l’univers du luxe se soit mis à l’inclusivité un peu par opportunisme (il faut bien vendre des sacs à main à de nouveaux marchés émergents), beaucoup parce que (et on a tendance à l’oublier) la mode est aussi un puissant espace de redéfinitions identitaires (c’est ainsi que le magazine Vogue Italie multiplie, depuis quelques années, les mannequins noirs pour faire pièce à l’agenda politique transalpin dominé par les questions migratoires – cela étant dit, est-ce que je pourrais cesser de multiplier les parenthèses dans ce texte qui finit par être un emmental miné de tunnels digressifs?). Bref, Adut vit un «conte de fées moderne» (comme on le dit depuis l’aube des temps). Elle est une Cendrillon de l’ère Instagram (comme l’ont probablement déjà écrit un milliard de journalistes)…

Dans le panthéon des figures identificatoires produites par la pop culture, Adut incarne l’idée miroir aux alouettes que tout peut toujours arriver, que nos vies fades et normales peuvent à tout instant basculer dans l’extraordinaire. Que rien n’est jamais écrit à jamais. Mais Cendrillon, quel rapport?

Adut est une Cendrillon parce que, comme cette dernière, son destin est affaire de regard. Cendrillon se réalise parce qu’un prince tombe amoureux d’elle au premier coup d’œil. Et Adut doit son accomplissement aux millions de caméras et de smartphones qui lui donnent sa célébrité. On croit qu’on existe, on s’imagine que du sang chaud coule sous notre peau. On ne vit que dans le regard des autres. Le monde n’est pas un théâtre. Il est un miroir. Un miroir dans lequel les reflets d’Adut la noire et de Cendrillon la blondasse sont juste moins flous que les nôtres.