Dans le milieu du design, il fait figure de créateur atypique. Président du jury de la dernière Design Parade de Hyères, Mathieu Lehanneur a travaillé sur la forme des médicaments, développé des incubateurs végétaux pour assainir l’air, créé un hublot vidéo pour apaiser les malades en fin de vie et leur famille et collaboré avec un prêtre pour redessiner le chœur de son église. Comme tous les designers, il a aussi conçu des tables, des chaises, des luminaires, des montres et des haut-parleurs sans fil, mais toujours dans le but de changer le rapport entre l’homme et les objets en le rendant disons plus ontologique, moins simplement utilitaire.

Son exposition à la villa Noailles regroupait ainsi dix ans de créations. D’Andrea, les humidificateurs à plantes regroupés en grappe pour leur donner une silhouette d’arbre, à Inverted Gravity, collection de tables en marbre posées sur des pieds en bulle de verre, son design parle de science, de mémoire et de la société dans laquelle on vit. «Je tenais à montrer que des projets menés à des temps et dans des contextes et des modes de production différents se parlaient entre eux. Que ce que chacun raconte est en fait le chapitre d’une même histoire», explique le designer à qui on demande de nous raconter celle de l’Age du monde, série de jarres noires aux formes toutes différentes.

«Leur dessin a été déterminé par les courbes de l’âge des populations de plusieurs pays. Lesquelles varient d’un endroit à un autre en fonction des époques, des guerres et des baby-booms. Certaines de mes pièces n’ont pas de fonction absolument immédiate. Si ce n’est qu’elles interagissent avec nous, qu’elles sont des tentatives de compréhension du monde, de sa complexité et de son immensité. Aller au-delà de l’usage premier de l’objet m’a toujours intéressé.»

Anciennes vagues

C’est aussi le cas de Liquid Marble, une table basse dont la surface reproduit fidèlement dans la pierre, grâce à un processus de modélisation 3D, la vraie surface de la mer. «De la même manière que les peintres impressionnistes tentaient de fixer la fugacité de la lumière sur la toile, j’essaie de saisir un moment du temps qui passe et qui va nous emporter. Comme ces vagues qui ont été et n’existeront plus jamais. Alors oui, on peut considérer qu’il y a une dimension un peu trop métaphysique dans mon travail, mais elle m’est absolument nécessaire.»

Une dimension qui fait aussi que les objets de Mathieu Lehanneur touchent parfois au champ de l’art. Ses tables océans qui mettent surtout le spectateur en état de contemplation existent aussi en format mural.

Une élévation au niveau de la sculpture que le designer assume et assure. «Il y a peut-être sur certaines pièces la recherche d’une spiritualité sans religion. Comme une manière d’essayer de se sentir vivant, ce qu’on oublie constamment. Mais sans pour autant que se pose la question de savoir si tout cela s’inscrit plutôt dans le champ de l’art ou du design. Si j’ai choisi le métier de designer, c’est justement pour ne pas faire de choix. Et ne surtout pas me spécialiser pour continuer à cultiver l’étonnement et être cette membrane sensible qui réagit au sursaut du monde. L’énigme à résoudre, voilà ce qui m’intéresse dans cette profession. Si vous me donnez un crayon et une feuille de papier et que vous me dites «dessine-moi quelque chose», je n’aurais pas beaucoup plus d’idées qu’un autre. Mais si vous me donnez un contexte, un savoir-faire, bref des ingrédients avec lesquels je peux jouer, alors là oui, ça devient excitant. C’est pourquoi j’essaie d’avoir le plus de clients dans le plus de contextes différents pour que les réponses à donner ne soient jamais les mêmes.»

Lire égalementEt si le design devenait végane

Sommeil profond

Par exemple? Cette chambre intitulée Once Upon a Dream imaginée pour l’Hôtel du Marc qui accueille à Reims les invités de Veuve Clicquot. «J’ai réfléchi à un objet qui puisse nous reconnecter avec ces stimuli extérieurs qui agissent naturellement sur notre organisme.» Mathieu Lehanneur propose à la maison de champagne de dessiner un lit qui respecterait les mêmes paramètres que ceux utilisés dans les cliniques du sommeil. «Vous entrez, vous vous allongez. En touchant la plante le programme se déclenche, le rideau se ferme, la lumière diminue progressivement sur une séquence de quinze minutes, tandis qu’un système de bruit blanc absorbe le son et que la température baisse d’un demi-degré. A l’aide de ces quelques éléments basiques de nos capteurs internes, le cerveau va jouer le jeu en générant ses propres somnifères naturels. Et faire que ce cycle naturel emmène le dormeur plus vite et plus loin dans le sommeil.»

Objet ultime

Faire le beau en faisant le bien. Mais mettre aussi à profit ses talents pour exercer son métier tout à fait autrement. Depuis trois ans, Mathieu Lehanneur est ainsi le directeur artistique du fabricant de téléphones portables Huawei. Si la marque chinoise l’a engagé, ce n’est pas pour concevoir ses smartphones.

«Ils ont tout ce qu’il faut à la maison pour dessiner un écran, une belle courbe ou un bon bouton. Par contre, arriver à sentir avec un peu d’avance les mouvements de la société et anticiper l’implacable versatilité des consommateurs qui un jour vous adorent et le lendemain vous détestent, c’est quelque chose de beaucoup plus compliqué à analyser. Je leur amène cette compréhension fine de la relation humaine à l’objet. Je les accompagne aussi bien sur la stratégie que dans leur communication. Je fais du design sans les mains, en quelque sorte», continue le designer pour qui chaque nouveau produit qui atterrit sur un marché déjà sursaturé doit impérativement prouver sa nécessité.

«Ajouter une page de plus au catalogue d’une marque ne m’a jamais fait rêver. Si pendant les trente glorieuses le design a eu pour but d’équiper chaque foyer avec du formica, des toasters et des chaises en plastique, la chose est aujourd’hui relativement réglée. L’offre est suffisamment riche, trop même sans doute, pour qu’aujourd’hui on ne se penche pas sur d’autres problématiques», analyse Mathieu Lehanneur à qui on demande dans la foulée son objet design ultime. Lequel vous répond «l’airbag», sans hésiter. «Il est invisible, simple, n’apparaît que lorsqu’on en a vraiment besoin pour sauver des vies.»

Retrouvez les derniers articles du  T Magazine online.