taxidermie
Les animaux naturalisés ont pris leurs quartiers dans la décoration, les beaux-arts, l’iconographie et l’industrie du luxe. Comment le vieux trophée de chasse, inscription poussiéreuse et surannée de la nature dans les salons, s’est-il transformé en objet de désir contemporain? Au carrefour de la «hype» et de l’ethnologie, enquête sur une mue ontologique.
«There’s an elephant in the room.» C’est par cette délicieuse expression que les Anglais désignent un problème énorme qu’on n’ose pas soulever; c’est aussi, littéralement, l’animal que l’on pouvait voir durant des mois, allongé dans la galerie d’Elie Chatila, rue Chantepoulet à Genève – une œuvre de l’Indienne Bharti Kher.
Ces derniers temps, les beaux-arts, l’iconographie, l’industrie du luxe et la décoration multiplient les références aux animaux naturalisés. Lors de la Biennale des antiquaires, qui s’est tenue à Paris en septembre dernier, Dior présentait ses créations de haute joaillerie au milieu de papillons sous cloche. A l’occasion de l’ouverture de sa boutique de joaillerie place Vendôme, en juillet, Louis Vuitton avait fait le choix de sublimes paons et échassiers blancs pour dialoguer avec ses bijoux, dans l’un des salons du Ritz. Chez David Mallett, l’un des coiffeurs de Paris chez qui les stars affluent, c’est une autruche et un léopard de Tanzanie qui trônent. Quant aux vitrines de Noël du grand magasin parisien Le Printemps, elles sont cet hiver peuplées de poules, de chouettes, de cygnes et de colombes, autant d’animaux blancs, hiératiques et féeriques. Leur point commun? Ils proviennent tous de la boutique Design et Nature, à Paris, dont les curiosités naturelles – mammifères et oiseaux naturalisés, papillons, insectes en tout genre, squelettes, coraux et autres curiosités – sont plus que jamais plébiscitées, et notamment par l’industrie du luxe. Pour leurs campagnes publicitaires, leurs vitrines, leurs présentations à la presse et leurs défilés, les maisons de joaillerie, de mode ou de maroquinerie sont de plus en plus nombreuses à mettre leurs créations en regard d’animaux, sauvages ou familiers, immenses ou minuscules, mais dont la beauté naturelle et la présence décalée créent une mise en scène majestueuse et un jeu de miroirs riche de sens avec les produits de la marque.
Si la taxidermie a pris ses quartiers dans l’iconographie et l’industrie du luxe, l’espace privé accueille lui aussi son bestiaire. Depuis quelques années, les animaux naturalisés sont une tendance forte de la décoration. Les salons des particuliers, qui en ont le goût et les moyens, s’enorgueillissent de girafes, de tigres, de têtes de rhinocéros et autres 30 millions d’amis. Et dans ce domaine, tous les fantasmes sont dans la nature: trois ours polaires pour un palais au Moyen-Orient, une panthère noire couchée sur un piano blanc chez un musicien, un couple de lions pour un footballeur anglais… Anne Orlowska, la propriétaire de Design et Nature – qu’elle a ouvert il y a douze ans après avoir quitté Deyrolle, la mythique boutique de taxidermie parisienne de la rue du Bac – est la dépositaire de tous ces désirs animaliers. «Les animaux mythiques comme la panthère ou le lion sont bien sûr très demandés. Ce sont souvent des clients qui ont tout, qui ont peut-être réalisé tous leurs fantasmes mais qui n’ont pas encore fait ce genre d’achat.»
La taxidermie, ultime repli du désir. Comment le trophée de chasse, tendance chasse et pêche, s’est-il mué en un des épicentres de la hype, du luxe et de l’art? Et d’ailleurs, s’agit-il des mêmes animaux que ceux qui dorment dans les musées d’histoire naturelle et les greniers des chasseurs? Comment le succès des animaux naturalisés aujourd’hui entre-t-il en résonance avec la tradition de la taxidermie, des cabinets de curiosités, des trophées de chasse d’hier? Et que nous dit ce désir des transformations à l’œuvre dans la société?
Christian Schneiter est le taxidermiste le plus célèbre de Suisse. Il a été sacré plusieurs fois champion d’Europe de cette discipline. En 2010, il a ouvert à Vicques, dans le Jura, son «Arche de Noé», un musée d’animaux naturalisés qui compte plus de 2500 spécimens. Il observe avec amusement ces citadins soudain épris de taxidermie. Il a vu débarquer dans son décor une ribambelle de photographes, de robes et de mannequins pour des «shootings». «En Suisse, il y a un immense fossé entre les cantons alpins aux traditions marquées, où l’on trouve quasiment un chasseur dans chaque famille et où l’on me demande encore de naturaliser un trophée de chasse pour décorer le carnotzet du village, et les villes où des végétariens me louent des grands fauves pour décorer une soirée thématique sur l’Afrique.» Car à Genève, à Zurich comme à Paris, il s’agit souvent de louer ces animaux pour un événement spécifique. Pour ces artisans taxidermistes, qui se font de plus en plus rares, cette nouvelle clientèle est bien sûr une formidable opportunité de survie pour la profession.
Anne Orlowska, qui a codirigé Deyrolle avec sa sœur durant dix ans avant de se lancer à son propre compte, constate elle aussi une nette progression des affaires depuis deux ou trois ans, de par l’élargissement de la clientèle. Mais les prix à l’achat – plutôt qu’à la location – sont évidemment dissuasifs: chez Christian Schneiter, une tête de rhinocéros naturalisée vaut à peu près 70 000 à 80 000 francs. Depuis cet été, il s’essaie à une nouvelle technique, bien moins coûteuse. Plutôt que de recouvrir de peaux véritables les sculptures d’animaux en polystyrène et mousse de polyuréthane (la paille est depuis longtemps un vieux souvenir), l’animal est entièrement fait de résine, peau y compris. Le taxidermiste affirme que le résultat ressemble à s’y méprendre à l’original, car les moindres plis et pores de la peau sont reproduits à l’identique. Ce procédé lui permet de proposer une tête de rhinocéros à 5000 francs.
Il n’est pas certain, cependant, que cette technique soit vraiment plébiscitée par cette nouvelle clientèle urbaine. Elle semble chercher au contraire, dans ce face-à-face avec l’animal, une forme d’authenticité et d’incursion de la nature dans la sphère domestique – façonnée à outrance par l’ère industrielle et virtuelle. Et le toucher, la sensualité de la peau, l’histoire véhiculée par la matière sont une composante importante de ce rapport à l’animal. La célèbre chasseuse de tendances Li Edelkoort nous racontait l’an dernier, lors d’une interview, l’importance de ce lien: «Plus on aura d’écrans, plus nos doigts vont avoir besoin de toucher et de reconnaître le réel. La dimension de la matière devient alors très importante. Plus on vit dans ce monde parallèle, plus on a besoin d’avoir des racines. Plus on est connecté, plus on a besoin de se reconnecter.» Une analyse que partage Alexandra Jubé de l’agence de prospective Nelly Rodi: «Depuis plusieurs années maintenant, nous avons assisté à une revalorisation de la tradition, du savoir-faire, de l’artisanat, du travail de la main. A la suite d’excès, nous faisons face à une envie généralisée d’une autre forme de consommation, responsabilisée. Nous sommes attirés par des objets qui sont le résultat d’une fabrication lente et minutieuse, avec l’idée qu’ils vont aussi durer plus longtemps.»
Une consommation «responsabilisée»: le champ lexical traduit bien le volte-face radical de la perception de la taxidermie. Hier, associée à la chasse du dimanche et au pillage de la savane, aujourd’hui symbole du respect et de l’inclination de l’homme face à la nature. C’est que les animaux qui font aujourd’hui l’objet de ce commerce sont nés et morts en captivité, c’est-à-dire dans des zoos ou des cirques, explique Anne Orlowska. Impossible d’importer un animal sans un certificat d’origine qui ne soit conforme à la Convention de Washington, qui a pour but de veiller à ce que le commerce international des spécimens d’animaux et de plantes sauvages ne menace pas la survie des espèces auxquelles ils appartiennent. «Je déteste la chasse», précise Anne Orlowska. Les animaux sont d’ailleurs rarement sculptés – car il s’agit bien d’un travail de sculpture du taxidermiste qui travaille sans le squelette de l’animal – dans des poses agressives ou avec la gueule ouverte. Le lion de salon sait se tenir, désormais.
«J’ai toujours été fascinée par la richesse des teintes que la nature offre et j’aime les pierres de couleur, les fleurs et les papillons multicolores», confie Victoire de Castellane, la directrice artistique de la joaillerie chez Dior. A titre personnel, elle adore et collectionne les papillons. Elle les utilise comme élément de décor pour les vitrines et les présentations de Dior joaillerie, rassemblés par couleur dans des globes. La propriétaire de Design et Nature, d’où les papillons Dior proviennent, insiste d’ailleurs sur cette importance de la couleur. «Poser une émeraude au milieu de papillons verts ou des saphirs au milieu de papillons bleus, c’est sublime! Il n’y a jamais de vulgarité dans la nature. Les animaux permettent de mettre en valeur des codes couleurs très identifiables.»
Du papillon au zèbre, l’animal est avant tout un aimant à regards. «Vous posez un animal dans la vitrine, les gens s’arrêtent automatiquement. C’est un appel», poursuit Anne Orlowska. Fascination d’enfants, petits et grands, devant la fenêtre sur l’imaginaire que devient le magasin dès lors qu’il expose un animal. Effet madeleine de Proust garanti. Jean-François Schlemmer a ouvert le restaurant Curiositas, à Genève, il y a quatre ans. Il l’a imaginé comme un cabinet de curiosités. On y trouve diverses collections – d’espèces organiques et végétales ou non –, des papillons, des coquillages et des crânes en tout genre: renard, dromadaire, autruche, crocodile… «C’est intéressant de voir que sur dix adultes, deux ou trois réagissent au décor. En revanche, chez les enfants, la réceptivité est de 99%! Les adultes qui y sont sensibles sont à mon sens ceux qui ont gardé une grande curiosité de l’enfance.» L’animal convoque nos premiers souvenirs, ceux des livres d’enfant, de contes et de légendes, des jeux de loup, de zoos, de cirque et parfois d’animal domestique. Il existe même, dans la taxidermie, une tradition des animaux fantastiques: licorne, sirène, sphinx, dahu… Pas étonnant que l’impact visuel et la puissance émotionnelle des animaux naturalisés n’aient pas échappé aux directeurs artistiques, graphistes et décorateurs. Ils peuvent ainsi articuler ces codes du passé, témoins de l’histoire individuelle et collective, dans un environnement et un vocabulaire stylistique beaucoup plus contemporains, témoignant ainsi de leur tendresse rétrospective tout comme de leur sens du détournement et de l’ironie.
Entre la cheminée et le fauteuil Eames, le grand fauve a trouvé sa place. Est-il une œuvre d’art? La confrontation est pour le moins intéressante dans ces intérieurs très stylisés qui abritent le plus souvent une collection d’art contemporain. Un face-à-face entre nature et culture? Une nature domptée et réinventée, un véritable artefact, un faux animal plus vrai que nature: le jeu des résonances est en marche. Les artistes s’en sont d’ailleurs largement emparés ces dernières années. Bien sûr, le requin plongé dans le formol de Damien Hirst. Mais aussi Marc Dion, Pascal Bernier, Mat Collishaw, Laurent Perbos, Julien Salaud, le Genevois Christian Gonzenbach, Angela Singer, Claire Morgane, ou les animaux hybrides de Thomas Grünfeld. La liste du name-dropping dans l’art contemporain serait longue, et la diversité des registres infinie.
L’animalité comme miroir de l’homme, voilà qui n’est pas nouveau. Les peintures des grottes de Lascaux témoignent déjà du lien ancestral avec ces représentations animales et de leur importance pour exprimer un rapport civilisationnel. Que dit de notre époque l’abondance de ces signes? Pour l’ethnologue suisse Suzanne Chappaz-Wirthner, il y a derrière le rapport à l’animal «toutes les représentations que les sociétés occidentales se sont faites de la nature. L’animal devient ainsi une sorte d’écran de projection où se déploie toute une vie émotive et affective perturbée par l’individualisme actuel et la désincarnation des rapports sociaux.» Et si les animaux naturalisés fascinent autant, c’est peut-être que, malgré l’extrême maîtrise dont ils sont l’objet, quelque chose se dérobe pourtant. La contemplation du tigre au milieu du salon – même vaincu, dompté, figé, devenu un interlocuteur familier – n’épuise pas son mystère. «L’animal résiste à cette quête de la transparence qui est si fondamentale à notre époque. Lorsqu’on regarde tous ces poils, ces plumes, il y a quelque chose qui nous ressemble et qui nous échappe, du familier et de l’inquiétant.»
Si la perspective darwiniste a toujours considéré ce qui nous sépare de l’animal, l’accumulation de représentations animales autour de nous aujourd’hui témoigne au contraire de notre désir de nous rapprocher de lui. L’intérêt pour le chamanisme – là aussi dans des sphères citadines, curieuses, érudites – en est un autre marqueur: «L’anthropologue Philippe Descola s’est beaucoup intéressé à l’animisme, poursuit Suzanne Chappaz-Wirthner. Il note que, dans nos sociétés, la différenciation des êtres vivants se situe avant tout sur le plan intérieur, tandis qu’il y aurait une continuité sur le plan des corps. Dans le chamanisme, il y a au contraire une discontinuité sur le plan des corps, mais une recherche de similitudes sur le plan de l’âme.» Faut-il lire, dans ces nouveaux regards croisés sur l’animal et cette manière de le faire entrer dans la sphère domestique, un désir de nouer avec lui un nouveau type de dialogue, plus intime, plus mystique?
Dans leurs globes de verre, les ailes de papillons multicolores ont cessé de provoquer des tempêtes. A moins que ce ne soit justement au creux de cette immobilité que prend forme, déjà, le battement d’ailes…
Il n’y a jamais de vulgarité dans la nature
L’animal résiste à cette quête de la transparence. Lorsqu’on regarde tous ces poils, ces plumes, il y a quelque chose qui nous ressemble et qui nous échappe, du familier et de l’inquiétant