Quand les bijoux arrêtent le temps
La joaillerie
A Tokyo, Cartier fait dialoguer 330 créations de haute joaillerie dans une scénographie époustouflante de l’artiste japonais Hiroshi Sugimoto

Au National Art Center de Tokyo, 330 parures, bracelets, bagues, boucles d’oreilles, horloges mystérieuses de haute joaillerie signés Cartier surgissent de la pénombre. Intitulée Crystallization of Time, l’exposition fait ainsi dialoguer les pièces historiques de la maison parisienne – les bracelets de Gloria Swanson, un autre avec le saphir bleu des Romanov – avec des créations plus contemporaines. Histoire de montrer à quel point la préservation des savoir-faire peut assurer la permanence de la créativité à travers le temps.
Exposition unique
Problème: si le joaillier conserve son riche patrimoine ancien en s’arrêtant dans les années 1970, ses bijoux récents se trouvent souvent autour du cou de leurs propriétaires. «C’est la première fois dans notre histoire que nous avons fait appel à nos clients privés pour qu’ils nous prêtent des pièces produites ces quarante dernières années. Ce qui, en termes d’organisation, a passablement compliqué le travail des commissaires pour les faire venir jusqu’ici», explique Cyrille Vigneron, patron de Cartier, qui a vécu pendant douze ans à Tokyo.
«Ici, c’est un peu ma deuxième maison. Il était important de monter cette exposition dans cette ville qui vit un changement permanent et où la tradition est restée vivante sans nostalgie du passé. Cette exposition ne voyagera pas, ne pourra pas être reproduite. Les bijoux empruntés le sont pour cette durée uniquement et certains éléments de la scénographie ne peuvent pas quitter le pays.»
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Car le décor n’a pas été confié à n’importe qui. Hiroshi Sugimoto est l’un des maîtres de la photographie contemporaine; il ne travaille qu’en noir et blanc. On connaît ses séries d’écrans de cinéma qu’il saisit avec un temps de pose tellement long que tout ce que son objectif retient du film, c’est un rectangle lumineux et blanc. Depuis quelques années, il est aussi, avec l’architecte Tomoyuki Sakakida, à la tête de New Material Research Laboratory, une agence qui élabore des espaces, pour des entreprises, des expositions, mais aussi des restaurants. «Il a collaboré plusieurs fois avec la Fondation Cartier, qui a exposé son travail. Il est multi-facette. Sans être architecte lui-même, Sugimoto possède un sens inné de l’espace. J’avais vu ce qu’il a fait sur l’île de Naoshima et comment il avait conçu avec Tadao Ando un bâtiment en fonction de ses images de mer. C’est quelqu’un qui est fasciné par le temps. Travailler avec lui sur ce projet était une évidence.»
Bois millénaire
Crystallization of Time se déploie en plusieurs chapitres qui montrent l’excellence des métiers de Cartier. Mais aussi celle des artisans japonais. Dans un pays qui décrète trésor national vivant un fabricant de papier, Sugimoto a convoqué les savoir-faire les plus hallucinants. Mais la beauté de cette scénographie, c’est aussi que le visiteur peut totalement passer à côté sans que cela nuise à sa compréhension de l’exposition. Il peut ne pas savoir que les kilomètres de tentures moirées qui enveloppent certaines salles ont été tissés dans l’atelier de Kyoto qui fournit la maison impériale depuis des temps immémoriaux. Ce luxe de détails qui ne sautent pas aux yeux colle bien avec l’esprit japonais, chez qui les choses en apparence simples sont en fait le fruit de processus à l’extrême complexité.
C’est aussi le cas des présentoirs sur lesquels sont exposés les colliers. Ils sont taillés dans du bois de cèdre vieux de plus de 1000 ans par des Busshi, cette catégorie de sculpteurs habilités à représenter la figure de Bouddha. «Chaque fond de vitrine est également plaqué de jindai sugi, une variété de cèdre qui pousse dans des forêts sacrées et qu’il est interdit de couper. Ceux-ci viennent d’arbres qui sont naturellement tombés», explique Renée Frank, directrice des projets expositions chez Cartier. Plus loin, des vitrines en acier Corten sont posées sur un assemblage de parpaings qu’on jurerait en béton. Les blocs sont en fait de la roche volcanique issue d’éruptions sous-marines. «Sugimoto a fait rouvrir la carrière à cette occasion. Cette pierre a servi dans la construction de nombreux temples, mais aussi dans celui de l’Imperial Hotel de Franck Lloyd Wright à Tokyo.»
«Cette exposition est la plus éphémère et la plus atemporelle, mais aussi la plus innovante qu’on n’ait jamais faite, reprend Cyrille Vigneron. L’idée n’était pas de proposer un parcours chronologique, mais de montrer le rapport entre des créations d’époques différentes à travers les techniques, les couleurs, les matériaux utilisés, comme les plumes de martin-pêcheur. Chez Cartier, nous avons la chance d’avoir un patrimoine extrêmement vaste avec une grande diversité de styles.»
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L’exposition veut ainsi montrer que la force du design ne se date pas. Certaines vitrines alimentent ce trouble. Entre une parure de 1923 et une autre de 2012, le visiteur est incapable de dire laquelle est la plus ancienne. Et puis, il y a aussi des découvertes. Comme ce bracelet carré aux angles arrondis terriblement contemporains. Baptisé Television, il a pourtant été créé en 1974. «Sa modernité intrigue, continue Cyrille Vigneron. De la même manière que Juste un Clou, que nous avons relancé en 2012, a été dessiné à l'origine par Aldo Cipullo en 1969. L’exposition parle de ce rapport au temps. Entre les créations, mais aussi entre les éléments qui servent à leur présentation. C’est très émouvant de voir des pierres qui ont des millions d’années rencontrer ces bois millénaires que Sugimoto a utilisés.»
La biche et les diamants
Des bijoux que l’artiste a parfois associés avec des œuvres d’art japonais médiéval de sa propre collection. Trois vitrines «trésors» mettent ainsi en scène ces objets qui ont traversé les siècles. Comme ce rouleau du VIIIe siècle qui représente une biche sous une énorme lune. Elle est exposée avec des boucles d’oreilles fougères en diamant présentées sur un bloc de cristal de roche. «Leur forme rappelle les glycines qui enluminent la peinture. Tout cela est d’une fraîcheur incroyable. Pour moi, cet ensemble résume le mieux le propos de l’exposition. Face à l’âge de ces objets et à la permanence de leur pouvoir d’évocation et de beauté, nous sommes anachroniques. Nous, spectateurs, ne sommes que des passants dans le cours inexorable du temps.»
«Cartier, Crystallization of Time», exposition jusqu’au 16 décembre, The National Art Center, Tokyo.
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