Un froid polaire paralyse les alentours de Central Park. 4 décembre 2018, il est tout juste 19h. Au niveau de l’Upper East Side, les avenues bordées d’immeubles cossus sont calmes et verglacées. Ambiance huppée. Au loin, les lampadaires dévoilent un bal de limousines devant le Metropolitan Museum of Art de New York. Agglutinées à l’intérieur de l’immense hall d’entrée, plusieurs centaines de personnes s’enivrent de champagne et de stars comme Marion Cotillard, Sofia Coppola, Penélope Cruz.

Bientôt, la foule est escortée jusqu’au pied de l’emblématique temple de Dendour, exposé au Met depuis 1978. Edifié par l’empereur Auguste en l’honneur de la déesse Isis au Ier siècle avant J.-C., cet impressionnant monument en grès (8 mètres de haut, 25 de long) a été sauvé des eaux du lac Nasser par l’Unesco au moment de la construction du haut barrage d’Assouan, amorcée en 1954. Un tel patrimoine ne pouvait pas disparaître.

Plumassiers, paruriers et plisseurs

Au cœur de New York, c’est ce temple à la mémoire vive que Chanel a choisi pour présenter son annuel défilé des métiers d’art, un événement hors du calendrier des fashion weeks qui célèbre la virtuosité des artisans de la mode soutenus par la maison au double C: brodeurs, plumassiers, paruriers, bottiers, plisseurs, gantiers, etc. New York, la métropole où Coco Chanel disait avoir fait fortune.

La créatrice y voyage pour la première fois en bateau en 1931, profitant d’un rendez-vous à Hollywood où elle habillera quelques actrices du producteur Samuel Goldwyn. New York, une cité insomniaque également chère à Karl Lagerfeld, directeur artistique de Chanel décédé en février dernier. «J’aime l’énergie, l’air, les gens, l’architecture, la confusion, le mélange», disait-il.

Pour cette cuvée 2018-2019, les silhouettes nettes et géométriques abondent de sublimes détails évoquant tour à tour l’héritage Chanel, la vitalité de la Grande Pomme et le raffinement d’une Egypte idéalisée. Tailleurs en tweed paré de fils d’or, canotiers en cuir d’or craquelé, robes ornées de spectaculaires marqueteries de plumes, veste en denim aux patchs surpiqués de fils d’or, accessoires en forme de scarabées strassés, perlés, matelassés.

Des milliers d’heures de travail à la main pour un résultat en tout point spectaculaire. «Quand Karl Lagerfeld a imaginé la première collection des métiers d’art, en 2002, le défilé était une présentation confidentielle à Paris. Aujourd’hui, cet événement magistral est devenu une façon d’exprimer la marque, d’autant que nous sommes les seuls à le faire», se félicite Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel.

Un artisanat ouvert sur le monde

L’histoire entre Chanel et les métiers d’art, c’est Gabrielle Chanel qui en a écrit le premier chapitre. Créatrice ambitieuse, «Coco» savait que pour s’assurer un succès pérenne, il fallait allier création et excellence du produit. Quand elle se met à dessiner des accessoires, dans les années 1950, elle se tourne instinctivement vers les plus grands artisans de son époque comme le bottier Massaro, l’orfèvre joaillier Goossens ou encore Lemarié, spécialiste de la fleur en tissu.

Ces collaborations s’intensifient dès l’arrivée en 1983 du prolifique Karl Lagerfeld, qui travaille de plus en plus régulièrement avec les brodeurs, paruriers, boutonniers et autres artisans des métiers d’art, au point que la patte Chanel devient indissociable de ces savoir-faire hors du commun.

Pour sauver certains ateliers de la disparition ou pour en assurer le développement, Chanel se lance dès 1985 dans une politique d’acquisition et de préservation des métiers d’art, qui peut prendre la forme d’un soutien financier et/ou logistique. A ce jour, 26 maisons et manufactures sont réunies au sein d’une société baptisée Paraffection. Un projet inédit qui participe au rayonnement de la culture française dans le monde, au même titre que l’agrandissement du palais Galliera ou la rénovation du Grand Palais, à Paris, des projets financés en tout ou en partie par Chanel. «Nous voulons créer les meilleures conditions pour que la création continue à exister de façon forte, dynamique et audacieuse. Qui dit création dit aussi un certain courage pour aller dans des endroits qui ne sont pas forcément balisés», insiste Bruno Pavlovsky.

En ce qui concerne les métiers d’art, Chanel n’a jamais imposé de contrat d’exclusivité à ses fournisseurs. Comprenez que d’autres maisons de mode peuvent faire appel aux artisans soutenus par la marque au double C. Dans une industrie aussi carnassière que le luxe, cette prise de position ne manque pas de culot. «L’exclusivité, c’est l’inverse de ce que demande la création. Si on veut avoir des ateliers capables de répondre aux sollicitations des studios, où sont imaginées dix collections par an, il faut qu’ils soient ouverts sur le monde», explique Bruno Pavlovsky.

Autre point de force de la stratégie Chanel: des défis techniques constants. Ainsi, à l’occasion du défilé de New York, la maison annonçait renoncer à l’usage des peaux exotiques au sein de ses collections. Une décision éthique, mais aussi un vecteur d’innovation: pour pallier l’absence des précieuses peaux animales, les métiers d’art vont devoir développer de nouveaux produits très haut de gamme. «Ils sont capables d’accomplir des exploits, car ils se remettent sans cesse en question en fonction des demandes. Cela les rend incontournables», promet Bruno Pavlovsky.

Dialogue créatif

Preuve que les métiers d’art ne se contentent pas d’exécuter les idées du directeur artistique de Chanel (un poste désormais occupé par Virginie Viard, qui a succédé à Karl Lagerfeld), certains ateliers ont eux-mêmes nommé un directeur artistique chargé des activités en lien avec la maison de la rue Cambon. Chez le brodeur Lesage, une maison fondée en 1858 et rachetée par Chanel en 2002, ce poste est occupé par Hubert Barrère, qui a été choisi par Karl Lagerfeld et François Lesage peu avant le décès de ce dernier, en 2011. «Mon rôle est d’insuffler et de diriger la création. Je suis comme un chef d’orchestre qui fédère tous les talents des artisans, afin que nous puissions proposer des broderies qui répondent aux attentes de la maison Chanel. C’est un vrai travail d’équipe», dévoile Hubert Barrère dans son bureau de Pantin, où est installé le siège de Lesage.

En ce qui concerne la collection des métiers d’art, c’est un véritable dialogue créatif qui se met à chaque fois en place. «Karl Lagerfeld choisissait le lieu et le thème du défilé, mais nous avons toujours été libres d’en donner notre propre interprétation, qu’il amendait ensuite à sa guise, ou pas. Notre but, c’était de lui faire plaisir, mais aussi de l’étonner», assure Hubert Barrère.

Ainsi, l’Egypte ancienne a fait surgir l’or des pharaons, le beige du désert ou encore le bleu du ciel. «Mais attention, on ne voulait pas faire un revival antique, donc nous avons aussi pensé à l’Egypte contemporaine, le pétrole, les pipelines.» Quant à New York, il y a les grands buildings Art déco, leurs lignes aussi nettes que les rayons du soleil d’Egypte. Et puis une touche pop: le clip de Michael Jackson inspiré de l’Egypte, Remember the time, «d’une kitscherie sans nom mais extrêmement drôle», ou encore «lointainement» des couleurs et des matières d’Ettore Sottsass, clin d’œil à la collection Memphis de Karl Lagerfeld dans les années 1980.

Symphonie de gestes ancestraux

«Dès que Chanel s’empare d’une thématique, ça devient du Chanel, c’est ça qui est magique», s’enthousiasme Hubert Barrère, tout en soulignant la marque de fabrique de Lesage: «C’est baroque, c’est-à-dire une association harmonieuse des contraires. Ici, l’impossible n’existe pas, on peut très bien mélanger une broderie classique à une plaque de rhodoïd et des perles. Nos seules limites sont le temps, l’argent et l’imagination, bien que je ne croie pas vraiment que la dernière existe.»

Une fois les échantillons validés par la rue Cambon, les artisans se mettent au travail. Dessin technique, piquage, ponçage et finalement broderie, c’est une symphonie de gestes ancestraux et millimétrés que jouent pendant plusieurs semaines les quelque 40 brodeuses et brodeurs de Lesage, des passionnés issus d’univers très variés, comme l’expose le directeur artistique. «Nous avons ici des gens qui étaient professeurs d’allemand, danseuses ou ingénieurs textiles. Des gens qui se sont un jour dit: «Ceci n’est pas ma vie, je veux faire de la broderie.» Pourquoi? Eh bien parce qu’il y a dans le travail à la main un supplément d’âme, quelque chose de profondément humain. Dans un monde de plus en plus déshumanisé, la fragilité et la sensibilité propres à la broderie sont plus que jamais modernes.»