Le chant des sirènes, toujours plus populaires en Suisse
Mode
Ces créatures marines incarnent tous les désirs de l’époque, de l’envie de fuir la pesanteur du monde à l’affirmation d’une féminité autonome. Entre jeu de rôle et natation, le «mermaiding» compte de plus en plus d'adeptes

Elles enchaînent vrilles, rotations avant, arrière. Puis remontent vers la surface en ondulant, nageoire irisée accompagnant gracieusement leurs mouvements. Depuis quelque temps, les piscines se peuplent de créatures mi-humaines, mi-aquatiques, dotées de queues chatoyantes: des aspirantes sirènes. Elles s’adonnent à l’apnée, à la monopalme et au jeu de rôle, afin de galber leur corps tout en s’évadant grâce à une discipline faisant toujours plus de vagues: le mermaiding («faire la sirène» en anglais).
«Certaines viennent à l’entraînement avec juste une monopalme, d’autres avec la nageoire, le brushing, le maquillage waterproof et les colliers de coquillages. J’ai aussi des nymphes: des sirènes sans nageoire, qui font uniquement les mouvements. Peu importe. Ce qui compte dans le mermaiding, c’est d’exprimer ce que l’on a envie d’être, et de se sentir libre d’incarner une créature magique. Moi je donne les cours en bikini doré, avec des strass dans les cheveux», détaille Cindy Guyot, instructrice sirène à l’école Métisphère Swiss Mermaid, à Milvignes (NE), et responsable mermaiding auprès de la Fédération suisse de sports subaquatiques. Car le pays s’entiche de cette pratique et compte désormais 22 écoles. L’an prochain, la commune valaisanne de Fiesch accueillera même les MerLympics, sorte de championnats européens de mermaiding.
Mais l’engouement pour les sirènes dépasse largement les bassins. A l’écran, ces créatures sont carrément omniprésentes, de la série ado H20, sur Netflix, à celle plus sombre d’Arte, Une Ile, dans laquelle Laetitia Casta incarne une dangereuse ondine (un génie des eaux). Disney vient aussi de démarrer le tournage d’un remake en live action (avec de vrais acteurs) de son célèbre dessin animé de 1989, La Petite Sirène, avec Halle Bailey en héroïne marine et Javier Bardem en Triton, le roi des mers. Même les podiums n’échappent pas à la passion sirène, de Burberry, très inspiré par l’ambiance filet de pêche et bustiers de naïades, à Givenchy et ses robes en queue de poisson.
A lire aussi: «Une Ile», nouvelle série d’Arte, la femme et la mer
Mythe malléable
Comme la sorcière, figure hautement symbolique qui fascine ce début de troisième millénaire, la sirène incarne toutes les valeurs de l’écoféminisme. Ce courant ascendant rassemble luttes féministes et environnementales, en faisant un parallèle entre l’oppression des femmes et de la nature par les hommes. «La sirène est un mythe qui s’adapte à toutes les cultures dans lesquelles il est évoqué. Elle incarne aujourd’hui beaucoup de nos préoccupations contemporaines. On l’utilise par exemple beaucoup pour défendre l’écologie marine, comme le fait la célèbre sirène activiste australienne Hannah Fraser. Quoi de mieux qu’une sirène pour sensibiliser au monde marin, qui dépérit?» confirme Claire Baudet, alias Claire la Sirène.
Performeuse professionnelle depuis dix ans et auteure d’un récent guide de mermaiding, Sirène! (Ed. Larousse), elle joue d’une féminité exacerbée à travers son propre personnage. «On croise des sirènes tatouées, ou au crâne rasé, chacune sa vision de la sirène. C’est un milieu très ouvert, qui prône le merveilleux, l’amitié et la bienveillance. Moi, j’ai toujours été fascinée par la féminité outrée, les longs cheveux, les jolis décolletés, le maquillage poussé. Mais si la sirène est souvent dans la surreprésentation de la féminité, ce n’est pas une féminité acquise aux hommes. Derrière cette exaltation, il y a une ambivalence, comme une monstruosité qui pourrait surgir. D’ailleurs les enfants le comprennent très bien, et ceux qui n’ont pas été bercés par La Petite Sirène nous voient parfois comme des monstres à queue de poisson. Les petits garçons, surtout, peuvent avoir un peu peur durant les spectacles.» Avant d’être sirène professionnelle, Claire Baudet a longuement travaillé le mythe «extrêmement dense» de cette créature légendaire à l’université, étudiant son histoire, et la sous-culture contemporaine. Dans son ouvrage, elle revient sur ses origines prolifiques.
De la Mésopotamie à Instagram
La première figure se manifeste en 2000 avant Jésus-Christ, en Mésopotamie, et c’est un homme. Ea, dieu des eaux souterraines, qui peut apparaître comme un homme barbu entouré de poissons, ou comme un homme à moitié poisson. Dans l’Iliade, les fameuses sirènes dévorant les marins d’Ulysse ont un corps d’oiseau et une tête de femme, tandis que dans les croyances nordiques elles apparaissent déjà avec leur queue en écailles. Au Moyen Age, l’Eglise catholique fait de la sirène une créature diabolique, à nageoire double qui s’ouvre sur son intimité (sirène bifide), symbole du péché de luxure. En 1837, Hans Christian Andersen la transcende en héroïne sacrificielle, qui accepte de se faire couper la langue pour gagner des jambes. «Elle voulait s’élever en obtenant une âme humaine et immortelle, précise Claire Baudet. Il y a plusieurs lectures à ce conte. L’une d’elles, que souhaitait donner Anderson, est qu’il est toujours douloureux de chercher à s’élever de sa condition sociale. C’est ce qui est arrivé à l’auteur, issu d’un milieu très pauvre, qui a fini conteur pour les enfants du roi, en ne se sentant jamais à sa place.»
Désormais, ce sont les humains qui rêvent d’obtenir une âme de poisson en ondulant au fond des piscines et des mers, ou en se déguisant simplement en sirène à la maison, avant de publier le résultat sur Instagram (13 millions de publications sous le hashtag #mermaid, et 2,8 millions de publications pour #mermaidhair: des coiffures de sirènes). Le mermaiding s’inscrit dans une série de pratiques alternatives déjà existantes, consistant à incarner des créatures fantastiques que l’on peut notamment retrouver dans la mode du cosplay manga (se déguiser pour ressembler à ses personnages préférés). «Le mermaiding consiste à reconstruire un monde social parallèle, et l’on peut entrevoir à travers son essor une réaction à un environnement social qui ne convient pas, une alternative au culte de la performance, une manière de s’accomplir différemment, en reconstruisant une communauté qui échappe à certaines contraintes», analyse Sébastien Haissat, sociologue spécialiste des imaginaires sociaux.
«Un autre monde»
Jessica Maag, instructrice sirène à Thonex, qui aime incarner «une sirène dragonne, avec des petites cornes», confirme que la communauté est très festive. «Etre une sirène apporte tout de suite l’évasion. On plonge dans un autre monde, libérés des tracas quotidiens. Et dans mes cours, je vois tous les bienfaits que cela apporte, notamment aux adolescents, sur l’acceptation de soi, la confiance.» En grande passionnée, elle appartient aussi à un groupe WhatsApp qui fédère des sirènes du canton de Vaud: «Nous essayons de nous réunir dans une piscine, pour nager ensemble, parler marques de nageoire, ou faire des rencontres entre Alémaniques et Romands dès que possible.»
Chaque année, elle emmène surtout ses élèves en Belgique, le temps d’un week-end au paradis des sirènes: la Convention Mermates, qui propose une immense fosse marine remplie de créatures magiques venues onduler ensemble. Sans oublier son compagnon triton (la version masculine des sirènes), qui l’assiste durant ses cours, «pour montrer que c’est aussi une activité pour les garçons et les hommes. D’ailleurs, je suis heureuse, j’ai enfin un petit triton dans mon cours cette année.»
Depuis peu, en France, il existe aussi un concours Mister Triton. Kewin Mezrag a gagné le dernier, et organise le prochain, qui aura lieu cet été, à Guérande (Bretagne). Il a intégré cette communauté chatoyante récemment: «Dans le mermaiding, il y a vraiment de belles valeurs, personne ne se juge, tout le monde est souriant. Et puis c’est bien de faire le triton, ça casse les stéréotypes de genre.» La preuve? Sa fille de 8 ans «veut devenir sirène, comme papa».
Lire également: Des sirènes et un alien pour chanter la diversité