Architectes, urbanistes, spécialistes de l’énergie et de la mobilité… ils et elles œuvrent aux transformations urbaines. Cet été, «Le Temps» propose une série de quatre portraits en lien avec le programme du Forum des 100 du 14 octobre prochain. Thème: «Les villes au cœur du changement» (inscript. ici).

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La voilà achevée, enfin: avec le lierre qui donne à ses formes une touche végétale, la passerelle Rayon Vert fait le lien entre le nord et le sud de Renens, séparés par sept voies de chemin de fer. «On le sait trop peu, rappellent Christina Zoumboulakis et Bassel Farra, les architectes qui ont cosigné cette réalisation, la gare de Renens est la troisième de Suisse romande.» Et l’inauguration de l’ouvrage, ce printemps, a aussi marqué une étape décisive dans le réaménagement de tout l’Ouest lausannois.

C’est d’ici que part le métro M1 pour le campus de Dorigny. Et l’on donnera, dans quelques jours, le premier coup de pioche du chantier du tram qui la reliera au centre de la capitale vaudoise. L’enjeu consistait à développer, outre une passerelle, une interface multimodale efficiente, selon la terminologie des experts en mobilité. Pari tenu.

Complices et partenaires dans leur vie privée comme dans le travail, Christina Zoumboulakis et Bassel Farra racontent à deux voix et avec passion, se relayant pour raconter la saga d’un projet gagné en 2007 et qui aura mis plus de douze ans à se concrétiser. Un travail d’équipe aussi puisque, si le couple d’architectes joue le porte-parole, ils ont œuvré en étroite collaboration avec la société de gestion de projet Tekhne, le bureau d’ingénieur Ingeni et l’Atelier du Paysage.

Quelques chiffres. Une largeur maximale de 16 mètres, qui fait de ce passage une place publique plutôt qu’une simple passerelle. Sa longueur: 130 mètres avec les têtes nord et sud. L’effort de végétalisation, enfin: quelque 240 plantes grimpantes et 25 arbres plantés sur les places des deux côtés du chemin de fer pour amener un peu de nature dans cet univers minéralisé.

Un moment héroïque

Le couple se souvient, ému, de la pose des trois tronçons de la passerelle et de l’assemblage de sa charpente métallique arboriforme. Il a fallu mobiliser, de nuit, l’une des plus grandes grues d’Europe et prendre d’innombrables mesures de sécurité. «Un moment héroïque», soulignent-ils. Parce qu’il illustre, au final, comment le canton de Vaud, les quatre communes de l’Ouest lausannois, les CFF et les Transports lausannois ont su fédérer leur action, le chantier du Rayon Vert revêt une portée politique forte.

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Si Christina Zoumboulakis et Bassel Farra parlent si bien de ce projet, c’est qu’il illustre de surcroît leur conception du métier. «Nous sommes entrés dans l’architecture par l’urbanisme, expliquent-ils. Et nous cherchons moins à réaliser des objets emblématiques qu’à nous insérer dans ce qui préexiste. On évitera, par exemple, de faire table rase pour développer un nouveau quartier ou valoriser une friche industrielle.» Une vision désormais en phase avec l’esprit du temps, mais qu’ils approfondissent depuis de longues années.

Rencontre à l’EPFL

Elle est née à Genève d’une mère lucernoise et d’un père d’origine grecque, expert en art grec ancien. Lui a passé son enfance et son adolescence à Damas. En 1982, Christina déménage à Lausanne. L’année précédente, Bassel est arrivé en Suisse, envoyé par son père, un des pionniers de l’architecture moderne en Syrie. Ils se rencontrent sur les bancs de l’EPFL et ne vont plus se quitter. D’un retour au pays, il ne sera pour lui bientôt plus question. «Les circonstances sociopolitiques et sentimentales en ont décidé autrement.»

Après un stage, elle à Berlin, lui à Paris, ils reviennent à Lausanne pour terminer leurs études et suivent l’enseignement du Tessinois Luigi Snozzi. Une référence, un maître pour toute une génération d’architectes. «Le projet doit être le résultat d’une lecture radicale du territoire, voilà ce qu’il nous répétait inlassablement.»

Le couple fait ses premiers pas dans des bureaux de la région avant de partir, en 1993, pour les Emirats arabes unis. «Je ne voulais pas faire mon service militaire en Syrie, explique Bassel, et comme je ne comptais pas non plus déserter, j’ai opté pour un engagement dans l’aide technique aux pays du Golfe.»

Les cinq années passées à Abu Dhabi et Dubaï se révèlent déterminantes. Combien de jeunes architectes peuvent-ils se targuer d’avoir construit un centre commercial de 25 000 m² sur la base d’une simple esquisse? «C’était un monde de défis, où tout était permis», se souvient Bassel. Suite à la naissance de leur fils en 1994 puis celle de leur fille deux ans plus tard, Christina va, elle, mettre sa carrière entre parenthèses. «Un choix que je n’aurais sans doute pas osé si nous étions restés en Suisse, ajoute-t-elle. Une période dont je garde un souvenir reconnaissant.»

Inspirations grecques

Le retour s’avère difficile, pourtant. A la fin des années 1990, l’économie suisse tourne au ralenti et le bâtiment aussi. Et si les époux ouvrent très vite leur bureau, ils travaillent ailleurs à temps partiel. Christina au Service du développement territorial de l’Etat de Vaud. Et Bassel dans l’enseignement, notamment à l’EPFL. C’est en 2008 que Farra Zoumboulakis & Associés, qui compte aujourd’hui une quinzaine de collaborateurs, prend son envol. Les architectes viennent alors de remporter le concours pour la construction d’un quartier de cinq immeubles, avenue de Provence, à Lausanne. En parallèle, le bureau poursuit le chantier de la gare de Renens.

Les projets d’aménagement urbains; et une approche durable du logement: ce sont ces compétences cumulées qui leur permettent de décrocher, en 2014, la construction de l’écoquartier du Stand, à Nyon, sur concours ouvert de la Coopérative de l’habitat associatif (Codha). Cet ensemble de 130 logements devrait être achevé en 2022 et comprend aussi cinq clusters. Cette nouvelle forme d’habitation regroupe en collocation des étudiants, des familles, des personnes âgées, autour de pièces communes. Encore peu pratiquée en Suisse romande, elle fait un tabac en Suisse alémanique.

Pour développer ce nouveau quartier, le couple s’est une nouvelle fois interrogé sur l’intégration d’un ensemble de bâtiments en un lieu donné. Et là, surprise, il évoque la Grèce antique. Sans doute un peu parce que la famille de Christina est originaire de Monemvasia, au sud du Péloponnèse, et qu’elle y a hérité d’une petite maison à l’intérieur des remparts de cette ancienne ville fortifiée. Mais aussi parce que les Grecs ont développé sur cette question des préceptes inspirants. «Voyez où ils ont construit le théâtre d’Epidaure qui est comme pris dans la colline et qui révèle dans le même temps la beauté de la nature environnante.» Les bâtisseurs de l’Antiquité n’ont jamais été d’une aussi grande actualité.


Profil

1962 Naissance de Bassel Farra, à Damas.

1964 Naissance de Christina Zoumboulakis, à Genève.

1982 Rencontre à l’EPFL.

1992 Mariage, puis départ aux Emirats arabes unis.

2007 Concours de la passerelle Rayon Vert.

2014 Concours de l’écoquartier du Stand, à Nyon.

2021 Inauguration de la passerelle Rayon Vert, à la gare de Renens (VD).


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