«Je suis en retard, vraiment navré, pas très suisse de ma part», lance Kevin Germanier, créateur de prêt-à-porter, le teint vivifié par les 2°C de Paris en ce jour de février 2020. Ce magicien de la mode s’est rendu célèbre pour ses robes éblouissantes, feux d’artifice de perles, sequins et strass, imaginées à partir de chutes de tissus ou de stocks d’invendus. Au prix d’un travail acharné.

La fatigue glisse comme une ombre sous sa casquette noire: «Je me suis couché à 5 heures, pas vraiment eu le temps de me coiffer. Un café – sans lait, s’il vous plaît.» A quelques jours de la Fashion Week et de sa vague d’acheteurs potentiels, c’est le coronavirus qui le tient éveillé: la Chine a bloqué les envois, et certains vêtements que le jeune créateur devait recevoir n’arrivent pas. «Il faut rivaliser de créativité et tenter de voir tout ça comme une opportunité.»

Lire aussi:  Kevin Germanier, créateur: «J’aime mettre les pieds dans la boue»

Transformer les embûches en marchepieds, voilà un exercice dans lequel le trentenaire excelle. «Aujourd’hui, je parle au téléphone avec Naomi Campbell, mais, en Suisse, je me cachais toujours derrière les gens de peur de détonner.» Né à Granges, dans un Valais qu’il décrit comme «encaissé, conservateur, coupé de toute stimulation intellectuelle» et dans lequel «celui qui est différent est vite jugé anormal», il grandit dans une famille aimante et soudée.

Pour ses parents, assureur-conseiller financier et mère au foyer, les résultats scolaires sont valorisés au plus haut point. «Ma sœur, mon frère et moi, on filait droit.» La discipline structurante, mais aussi l’envie irrépressible de déchirer un corset trop étroit impriment leurs marques.

Un secret et une surprise

Son imagination, elle, est tout-terrain. «On passait des heures à jouer aux jeux vidéo, mon frère et moi. J’adorais créer des personnages: quelle couleur de cheveux, quelle armure? J’étais souvent enfermé dans ma chambre à dessiner. Je n’aimais pas le foot et je me suis retrouvé avec les filles qui jouaient aux Barbie à l’école.» Pour s’y rendre, il y a le bus, qui, comme partout, reproduit la violence de la hiérarchie du cool sur ses sièges de velours. «Les mecs populaires chahutaient au fond. Moi, j’étais assis tout devant, juste derrière le conducteur.»

Il m'arrive d’appeler ma mère en pleurant pendant dix minutes. Puis je me calme et je réalise que je n’ai pas le temps pour ça

Kevin Germanier

Jamais, pour autant, il ne se complaît dans un statut de victime ou essaie d’être quelqu’un d’autre. Sa grand-mère, Denise, lui a dit un jour que «le secret de l’assurance, c’est de faire semblant d’en avoir». Cette phrase résonne quand, à 14 ans, son professeur d’art lui annonce qu’il «n’ira jamais nulle part». «J’étais juste beaucoup trop passionné pour me laisser décourager.»

Quand il annonce à ses parents qu’il veut quitter leur «cocon» pour la HEAD, ses notes en classe les encouragent à le laisser tenter sa chance à Genève. L’année propédeutique, qui prépare au concours d’admission, sera déterminante: «C’est là que j’ai appris à me servir de mes mains.» Un beau jour, ou peut-être une nuit – celle de l’anniversaire de ses 20 ans –, une mini-crise existentielle le saisit. De quelle étoffe ses rêves sont-ils vraiment faits?

Une intuition le pousse hors de sa zone de confort. Il envoie, sans y croire, une candidature à la très prestigieuse école Central Saint Martins à Londres. Surprise: la réponse est positive. «Ma mère et moi étions à Crans-Montana, en train de boire un chocolat chaud, quand je le lui ai annoncé. Elle a répondu: «Londres? Mais comment on va le dire à ton père?»

La pilule passe, mais par souci d’égalité avec ses frère et sœur, ses parents exigent que Kevin trouve seul son financement – soit environ 60 000 francs. Grâce à plusieurs fondations, il l’obtient, et saute à pieds joints dans un tout nouveau bain. «A la HEAD, un prof disait à un élève: «Tu sais, je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure couleur», et tout le monde sortait en pleurs. A Londres, le prof disait: «C’est la pire couleur que j’aie jamais vue: ridicule.» A force, la seule façon de s’en sortir est de faire un travail sur soi pour ne plus passer des nuits blanches à ressasser les critiques. On t’apprend à survivre.»

Trois leçons et beaucoup d’ambition

Un premier stage chez Louis Vuitton et son lot d’incompréhensibles missions («Kevin, il faut le commander en épi bleu cyan 503!») lui apprennent trois choses: quand on ne sait pas, il faut poser la question; quand on fait une erreur, il faut la reconnaître et l’expliquer; et, enfin, on ne fait jamais rien seul.

Aujourd’hui, c’est au chef d’entreprise qu’on s’adresse, bien droit dans son uniforme chaussures noires-col roulé noir-pantalon noir. Germanier, la marque décomplexée qu’il a créée, va très bien. Ses silhouettes occupent l’espace, fièrement arborées sur les tapis rouges de Séoul à Los Angeles. Sur ses réseaux sociaux, Kristen Stewart, Taylor Swift et la star de la K-pop Sunmi s’affichent tout sourire et sequins dehors. Et lui, comment va-t-il? «Très bien. Marié à ma marque dans une relation exclusive.» La vulnérabilité affleure, chassée comme un faux pli. «Il m’arrive d’appeler ma mère en pleurant pendant dix minutes. Puis je me calme et je réalise que je n’ai pas le temps pour ça.»

Et maintenant? Il rêve de devenir directeur artistique de Dior. «Je le répète à longueur d’interviews en me disant que, à force de le lire, les gens vont peut-être finir par y croire!» C’est sa grand-mère Denise qui va s’en émouvoir. Un deuxième café noir, et ça repart.


Profil

1992 Naissance à Granges (VS).

2012 Entrée à la HEAD, à Genève.

2015 Remporte le 1er prix de l’EcoChic Design Award 2014/15 à Hongkong.

2016 Premier stage chez Louis Vuitton.

2018 Présentation à la Fashion Week de Paris.


Retrouvez tous les portraits du «Temps».