Le Temps: Vous avez commencé il y a plus de vingt ans. Etait-ce plus simple, à l’époque, de se lancer dans la mode? David Szeto: A 20 ans et des poussières, je sortais tout juste de l’école, je suis parti à Londres car je pensais que c’était là-bas que tout se passait. Je me disais: bien sûr, il faut faire un défilé et après, tout sera simple! Je ne savais pas ce qu’étaient un commercial ou une attachée de presse, cela m’a pris beaucoup d’années pour comprendre comment ça marche. Puis je suis allé défiler à Paris, je me disais qu’il fallait juste que je continue ainsi et que cela finirait par marcher. Un jour, après un défilé, j’ai dû régler mes factures et j’ai réalisé que je devais aussi vendre. J’ai appelé les boutiques mais c’était difficile d’obtenir des rendez-vous. J’ai donc pris ma collection sous le bras et j’ai littéralement frappé aux portes. C’est une audace très américaine, je crois. J’ai eu les moyens de continuer mes collections, sans vraiment faire de bénéfices à l’époque, mais j’ai eu la chance de beaucoup expérimenter, c’est la période la plus libre que j’ai vécue. Profondément, j’ai toujours cru que ce que je faisais pouvait marcher. Même si je n’ai pas toujours eu les moyens d’exprimer ce que je voulais, ou pas le temps.
– C’est à cette époque que vous avez développé cette technique qui consiste à draper directement sur le mannequin, sans commencer par dessiner et faire un patron? – Durant mes études à New York, il y avait une exposition sur deux femmes, Rei Kawakubo et Madeleine Vionnet. J’étais fasciné par les patronages de Vionnet. Cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais appris à l’école et je voulais les comprendre à tout prix. Avec Comme des Garçons, j’avais le sentiment qu’il n’y avait aucune règle, pas de droit fil, une utilisation non conforme des tissus. Lorsque je faisais ça à l’école, on me disait que je n’allais pas vendre. Mon apprentissage de la mode a été très conventionnel, c’était l’école par laquelle sont passés Michael Kors ou Calvin Klein, tu fais un patron, une jupe, un top qui va avec. Ça m’a été utile, mais j’avais besoin d’un autre souffle. J’ai oublié ce qu’a fait Vionnet et j’ai essayé de découvrir les choses par moi-même. Quinze ans après, je suis tombé sur un livre à son sujet. Comment elle a découvert le biais, sa première manche sans couture: j’avais fait les mêmes recherches en bricolant de mon côté. Pour moi qui, comme elle, drape directement sur le mannequin, c’est logique, cela nous amène forcément dans la même direction.
– Votre esthétique est celle du flou, de la rondeur, du naturel. C’est la ligne que vous cherchez? – Déjà dans les années 80, quand tout le monde faisait des épaulettes, je cherchais une épaule naturelle. Je ne repasse pas les vêtements si ce n’est pas nécessaire, car ils sont souvent doublés: j’ai été profondément inspiré par la haute couture des années 50-60 et à cette époque, les ourlets et les manches n’étaient pas écrasés. Du coup, tout a un aspect un peu rond… Je ne mets pas non plus de bouton si ce n’est pas utile. Quand je commence, j’ai une idée de silhouette mais lorsque je mets le tissu sur le mannequin, il arrive qu’il réagisse complètement différemment. Je suis à l’écoute, je suis le chemin qu’il m’indique, je suis proche de l’émotion. Je ne fais pas passer mes idées en force. Un vêtement est réussi quand on a l’impression qu’il est né pour être comme ça.
– Vous travaillez davantage dans une démarche qui vise à flatter le corps que dans une approche conceptuelle. Est-ce l’influence de vos années passées auprès d’une clientèle privée? – A chaque fois que je faisais un essayage, la cliente me disait: «J’ai une rondeur ici, j’aimerais la corriger…» J’ai été formé à penser comme cela. Encore aujourd’hui, avant de mettre un vêtement dans la collection, j’ai beaucoup de gens qui l’essaient afin d’être sûr qu’on y est à l’aise. Où l’on place un bouton, un zip, c’est très important pour le produit final. L’autre raison c’est que lorsque l’on travaille en biais, les vêtements sont plus stretch. Si le vêtement est en 38 et que l’on fait un 40, on y entre sans problème. Cela dit, Rei Kawakubo a toujours été une source d’inspiration pour moi parce qu’elle a suivi son propre chemin, dès le début, sans penser au corps d’une femme. Et parfois, oublier toutes les règles, c’est une manière très intéressante de travailler.