Publicité

David Szeto, un talent si secret

Ni star ni jeune créateur, le nom de David Szeto est l’un des secrets les mieux gardés de la mode. Son approche très technique en a fait un maître du drapé, de la coupe en biais et des imprimés joyeux. Rencontre

Bruxelles en hiver et sous la pluie, avouons-le, n’est pas l’endroit le plus festif du monde. Lorsque l’on arrive devant l’atelier de David Szeto, en plein centre de la capitale belge un petit matin de crachin, le cœur est encore emmitouflé, pas vraiment disposé aux éblouissements à venir. Derrière de grandes baies vitrées, de grands rideaux bringuebalants mais spectaculaires laissent pourtant deviner que quelque chose de plus excitant qu’un conseil de Commission européenne se trame dans les coulisses de cet immeuble. Dès que l’on pénètre dans l’atelier, les portants envahissent tout le rez-de-chaussée, chargés de robes à pois malicieuses, de tailleurs anti-grisaille, de drapés pour déesses grecques urbaines, de couleurs lumineuses – prêts à être envoyés chez Barney’s ou Bergdorf Goodman à New York, chez Dover Street Market à Londres et bientôt chez netaporter.com, bref, dans tous les points de vente les plus prestigieux de la planète.

David Szeto est probablement le plus talentueux des jeunes designers dont vous n’avez jamais entendu parler, car il déteste la publicité. Ce Canadien d’origine chinoise de 43 ans s’est construit une carrière en marge de tous les modèles économiques standards. Après un enseignement rigoureux et très ­conventionnel au Fashion Institut of Technology de New York, il découvre le travail de Rei Kawakubo (Comme des Garçons) et Madeleine Vionnet, décide de ne rien faire sagement comme on le lui avait appris et part pour Londres, ville de tous les fantasmes créatifs des années 80: «Je pensais que tout le monde allait être habillé comme John Galliano dans la rue.» Avec sa colocatrice, la peintre Samantha McEwen, il y développe un sens de la couleur et des imprimés qui, aujourd’hui, donne de l’esprit à la beauté de ses créations. Parce qu’il aime draper ses vêtements directement sur le mannequin, la coupe en biais et en demi-biais est devenue sa marque de fabrique, et procure une allure et une aisance très particulières à ses vêtements. Pendant plus de dix ans, à Paris, il travaille sur mesure, avec une clientèle privée, ne fait que de très petites collections par saison, qu’il produit lui-même, dans son propre atelier. Ce n’est qu’en 1994 qu’il lance vraiment son label sur le marché, tout en restant à l’écart du circuit des défilés, présentant directement ses vêtements aux acheteurs. Innovateur, expérimental, il affûte au fil de ses obsessions – le tailleur, la manche, la robe, sur lesquels il se focalise durant plusieurs saisons – son approche très technique de la couture, tout en restant dans des gammes de prix plus accessibles que les grandes marques de luxe. Ni star ni jeune créateur, mais en pleine ascension, aux prises avec les réalités du marché actuel, David Szeto offre un éclairage singulier sur la mode et ses repères. Entretien.

Le Temps: Vous avez commencé il y a plus de vingt ans. Etait-ce plus simple, à l’époque, de se lancer dans la mode? David Szeto: A 20 ans et des poussières, je sortais tout juste de l’école, je suis parti à Londres car je pensais que c’était là-bas que tout se passait. Je me disais: bien sûr, il faut faire un défilé et après, tout sera simple! Je ne savais pas ce qu’étaient un commercial ou une attachée de presse, cela m’a pris beaucoup d’années pour comprendre comment ça marche. Puis je suis allé défiler à Paris, je me disais qu’il fallait juste que je continue ainsi et que cela finirait par marcher. Un jour, après un défilé, j’ai dû régler mes factures et j’ai réalisé que je devais aussi vendre. J’ai appelé les boutiques mais c’était difficile d’obtenir des rendez-vous. J’ai donc pris ma collection sous le bras et j’ai littéralement frappé aux portes. C’est une audace très américaine, je crois. J’ai eu les moyens de continuer mes collections, sans vraiment faire de bénéfices à l’époque, mais j’ai eu la chance de beaucoup expérimenter, c’est la période la plus libre que j’ai vécue. Profondément, j’ai toujours cru que ce que je faisais pouvait marcher. Même si je n’ai pas toujours eu les moyens d’exprimer ce que je voulais, ou pas le temps.

– C’est à cette époque que vous avez développé cette technique qui consiste à draper directement sur le mannequin, sans commencer par dessiner et faire un patron? – Durant mes études à New York, il y avait une exposition sur deux femmes, Rei Kawakubo et Madeleine Vionnet. J’étais fasciné par les patronages de Vionnet. Cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais appris à l’école et je voulais les comprendre à tout prix. Avec Comme des Garçons, j’avais le sentiment qu’il n’y avait aucune règle, pas de droit fil, une utilisation non conforme des tissus. Lorsque je faisais ça à l’école, on me disait que je n’allais pas vendre. Mon apprentissage de la mode a été très conventionnel, c’était l’école par laquelle sont passés Michael Kors ou Calvin Klein, tu fais un patron, une jupe, un top qui va avec. Ça m’a été utile, mais j’avais besoin d’un autre souffle. J’ai oublié ce qu’a fait Vionnet et j’ai essayé de découvrir les choses par moi-même. Quinze ans après, je suis tombé sur un livre à son sujet. Comment elle a découvert le biais, sa première manche sans couture: j’avais fait les mêmes recherches en bricolant de mon côté. Pour moi qui, comme elle, drape directement sur le mannequin, c’est logique, cela nous amène forcément dans la même direction.

– Votre esthétique est celle du flou, de la rondeur, du naturel. C’est la ligne que vous cherchez? – Déjà dans les années 80, quand tout le monde faisait des épaulettes, je cherchais une épaule naturelle. Je ne repasse pas les vêtements si ce n’est pas nécessaire, car ils sont souvent doublés: j’ai été profondément inspiré par la haute couture des années 50-60 et à cette époque, les ourlets et les manches n’étaient pas écrasés. Du coup, tout a un aspect un peu rond… Je ne mets pas non plus de bouton si ce n’est pas utile. Quand je commence, j’ai une idée de silhouette mais lorsque je mets le tissu sur le mannequin, il arrive qu’il réagisse complètement différemment. Je suis à l’écoute, je suis le chemin qu’il m’indique, je suis proche de l’émotion. Je ne fais pas passer mes idées en force. Un vêtement est réussi quand on a l’impression qu’il est né pour être comme ça.

– Vous travaillez davantage dans une démarche qui vise à flatter le corps que dans une approche conceptuelle. Est-ce l’influence de vos années passées auprès d’une clientèle privée? – A chaque fois que je faisais un essayage, la cliente me disait: «J’ai une rondeur ici, j’aimerais la corriger…» J’ai été formé à penser comme cela. Encore aujourd’hui, avant de mettre un vêtement dans la collection, j’ai beaucoup de gens qui l’essaient afin d’être sûr qu’on y est à l’aise. Où l’on place un bouton, un zip, c’est très important pour le produit final. L’autre raison c’est que lorsque l’on travaille en biais, les vêtements sont plus stretch. Si le vêtement est en 38 et que l’on fait un 40, on y entre sans problème. Cela dit, Rei Kawakubo a toujours été une source d’inspiration pour moi parce qu’elle a suivi son propre chemin, dès le début, sans penser au corps d’une femme. Et parfois, oublier toutes les règles, c’est une manière très intéressante de travailler.