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«Le design, c’est tout ce qui rend votre vie plus facile»

Nille Juul-Sørensen, nommé à la tête du Dansk Design Center de Copenhague il y a un an, met en lien les designers aussi bien avec les entreprises que les services publics. Et montre en quoi cette approche du «design thinking» est pertinente aujourd’hui.

Le Temps: Le Dansk Design Center a pour mission de promouvoir le design danois dans le pays et à l’international. Quel est son nouveau visage et comment peut-il être utile aux gens?

Nille Juul-Sørensen: Si vous regardez le monde aujourd’hui, les deux principaux facteurs d’innovation sont la technologie et les matériaux. Et ce qui sous-tend toutes ces innovations, c’est le développement durable. L’une de nos principales vitrines, c’est le concours INDEX, un concours international de design qui vise à soutenir des projets axés sur la qualité de vie et la durabilité (lire ci-dessus). Ils mettent les dernières découvertes scientifiques au service d’une cause sociale ou humanitaire. C’est une toute nouvelle perspective sur le design, intimement liée à l’histoire de cette discipline au Danemark.

Comment l’émergence de ce nouveau mouvement trouve-elle ses racines dans l’histoire du design danois?

A l’étranger, on perçoit toujours le Danemark comme un pays qui ne produirait que des chaises… Mais ces chaises ont été produites dans les années 50! Nous avons un tel héritage, c’est difficile pour les jeunes designers d’aujourd’hui de trouver leur place. Impossible pour eux de vendre des objets traditionnels de design comme des meubles, de la vaisselle aux manufactures, car elles ont déjà des modèles qui se vendent par millions. Certains jeunes designers sont donc partis à l’étranger mais ceux qui sont restés ont envisagé le design comme un modèle de pensée, une stratégie: c’est le «design thinking».

Pour la plupart des gens, le design se rapporte à la création d’objets. En quoi consiste exactement le «design thinking»?

C’est tout ce qui rend votre vie plus facile, bénéficie à la société, et qui remet l’humain au cœur de sa démarche. C’est un design qui s’attaque aux vrais problèmes d’aujourd’hui, aux véritables enjeux de société pour améliorer la vie des gens, et pas seulement des 90% les plus privilégiés de la planète. Ce n’est pas un design cosmétique. C’est aussi un nouveau regard sur les problèmes que peut rencontrer une entreprise ou une institution. Une manière différente de se poser des questions. Le design aide à offrir de meilleurs produits, de meilleurs services à l’utilisateur.

Pouvez-vous nous donner des exemples d’applications concrètes?

C’est, par exemple, toute l’interface technologique qui permet de mieux utiliser les objets qui nous entourent. Comme la configuration d’une machine à laver – que vous ne pourrez plus utiliser dans cinq ans, parce que l’écart entre ses possibilités techniques et votre capacité à l’appréhender sera trop grand. Ou le secteur des soins intensifs, à l’hôpital, qui nécessite que les soignants puissent prendre des décisions très rapidement. Quand vous voyez tous leurs écrans, ils sont aussi compliqués et obsolètes que du Windows 95. Un designer va s’interroger sur la façon d’améliorer la lisibilité. Il s’agit à la fois de repenser les outils qu’on utilise et la manière de planifier le travail.

D’autres exemples du design de service?

Toutes les banques ont maintenant une application pour que leurs clients puissent consulter leur compte en ligne. Mais c’est toujours très compliqué parce qu’il faut rentrer tout un tas de codes que l’on n’a jamais sous la main. Grâce au travail de designers, la banque danoise est arrivée avec une application si facile à utiliser qu’elle permet par exemple de prendre en photo une facture avec son téléphone, et qu’elle soit automatiquement payée. La poste est, elle aussi, venue avec une application pour téléphone mobile qui permet d’éviter de devoir avoir un timbre sous la main pour poster une lettre. Encore un exemple, dans le domaine scolaire. Les cantines étaient désertes. On a mis des super chefs aux fourneaux, et ça ne prenait toujours pas. Puis on a demandé de l’aide à des designers; ils ont essayé d’analyser cette question dans sa globalité. Le problème n’était pas la nourriture mais tout le reste, l’environnement. Ils ont changé le lieu, l’uniforme des équipes, fait en sorte qu’il n’y ait pas de queue, mis de la musique, essayé de répondre aux attentes des enfants de cet âge-là. Et enfin la cantine est devenue un vrai succès, parce qu’on a fait appel à ce regard extérieur, capable d’envisager le problème dans toutes ses dimensions.

Le design semble réellement pris en compte par les services publics au Danemark. Pourquoi cela?

C’est ce que j’appelle la société du design, c’est ancré dans les mentalités. Nous avons une très vieille démocratie et nous la vivons d’une manière très particulière. La vie doit vous profiter, mais vous devez aussi aider ceux qui sont autour de vous et qui n’ont pas les moyens physiques ou économiques d’appréhender le monde. Quand vous faites quelque chose pour vous, vous devez aussi faire quelque chose pour la société. C’est pour cette raison que nous acceptons de payer 54,5% d’impôts. Mais en contrepartie, nous avons des attentes très élevées: les services publics doivent être fonctionnels, intelligents, faciles. Dans les pays scandinaves, l’humain est le centre de l’univers. Mais c’est toute l’histoire de la nation qui explique ce développement. Nous ne sommes pas un pays industriel, qui a fait la révolution ou qui a une élite intellectuelle. Nous sommes, à la base, un peuple de fermiers. Si nous faisions une chaise, nous avions besoin qu’elle dure une vie entière! Et puisque cette chaise durait une vie, c’est à d’autre type de besoins que les designers ont dû faire face. Les mouvements esthétiques et intellectuels sont toujours issus de nécessités sociales, pas de lubies.

Le design et le développement durable sont des notions ancrées dans la vie des gens de manière assez pragmatique, en somme.

Oui, c’est vrai. Vous leur demandez pourquoi ils rapportent leurs bouteilles au supermarché: ils ne vous disent pas qu’ils font un geste pour sauver la planète; ils le font depuis qu’ils sont tout petits, c’est tout. Au Danemark, nous n’avons pas de pétrole, mais nous avons l’éducation. Lorsque les enfants commencent l’école, ils sont très créatifs: ils doivent avant tout trouver une solution pour résoudre le problème qui se présente à eux. C’est très proche du «design thinking»: identifier un problème, en poser les termes, le résoudre. Puis, au fil du temps, les enfants perdent ces réflexes. Nous entreprenons maintenant un programme d’éducation afin que cet état d’esprit soit maintenu le plus longtemps possible et intégré aux cours de maths ou d’histoire-géo. Les scientifiques, par exemple, sont des gens très créatifs et leur méthodologie est proche du «design-thinking». Cela permet de faire émerger une créativité plus spontanée, et c’est pour cela que Copenhague est en ce moment une ville où des formes d’expression nouvelles se développent.

Le fait que le rôle des designers soit plus intellectuel aujourd’hui signifie-t-il que nous touchons à certaines limites de la société de ­consommation?

Je crois que cela ne s’arrêtera jamais. Mais nous tendons à être plus conscients de ce que nous achetons. En 2040-2050, nous aurons les moyens techniques de produire à peu près n’importe quel objet. L’enjeu ne sera alors ni la forme ni la fonction mais la question: pourquoi doit-on le faire? Pourquoi dessiner une lampe? Pourquoi acheter du plastique? Et les marqueurs de statut social ont changé. Prenez le vélo: à Copenhague, les chefs d’entreprise, le premier ministre, les membres du gouvernement font du vélo. Si vous arrivez en voiture, les gens vous demandent si vous vivez ailleurs.

Mais les gens, du moins dans la société occidentale, ont très largement construit leur identité sur la possession. Par quoi peut-on remplacer ce désir de possession?

Quand j’avais 20 ans, je rêvais d’un diplôme, d’une villa, d’une femme, d’une Volvo, d’un chien, la totale… Lorsque je regarde nos enfants, j’ai conscience du saut générationnel qui s’est produit. Ils veulent un appartement pas cher, un ordinateur, un vélo. Ils ne veulent pas travailler pour l’argent. Ils veulent avant tout faire ce qu’ils aiment, quel qu’en soit le prix. Ils veulent savoir si l’entreprise pour laquelle ils travaillent est responsable. Les designers se fichent de travailler pour les 10% de la population les plus privilégiés de la planète. Ils veulent se rendre utiles pour les 90 autres pour-cent. Si je dis aux designers que le Dansk Design

Center a un programme pour l’Afrique, ils vont faire la queue dehors. Si je leur dis que j’ai un programme pour dessiner un téléphone mobile, il n’y aura personne. Les jeunes sont beaucoup plus conscients des véritables enjeux. A mon époque, nous pensions que le problème, c’était l’argent. Ce n’était pas le cas mais nous l’avons réalisé trop tard.