Joaillerie
L’esprit créatif derrière la haute joaillerie Hermès, c’est lui: Pierre Hardy. A l’occasion de sa nouvelle collection consacrée aux ombres, le designer évoque son approche singulière du précieux, à rebours des codes de la place Vendôme

Qui n’a jamais essayé de se détacher de son ombre en marchant? Qui ne s’est jamais amusé à la déformer sur le trottoir ou sur un muret, juste pour le plaisir d’apparaître – ou de disparaître – autrement? Cette idée d’une silhouette dédoublée est au cœur de la nouvelle collection de haute joaillerie d’Hermès, signée par Pierre Hardy. Comprenez que l’ombre des pierres se matérialise dans chaque bijou, de sorte que les gemmes se trouvent plongées dans une forme organique qui les accompagne et les élargit. Ici, des diamants et des pierres de lune surgissent de tranches en jade noir. Là, des tourmalines vertes et roses émergent d’un lac de titane noir serti d’or rose. Il y a aussi ces étonnantes pierres brutes non taillées – un diamant jaune, des grenats – qui produisent de précieux camaïeux à porter en bague. Monté en imposant collier, le motif Chaîne d’ancre d’Hermès s’offre quant à lui un dégradé de spinelles noirs et de saphirs bleus.
Rencontré à Paris en juillet dernier, à l’occasion de la présentation de la collection, Pierre Hardy, directeur de création de la bijouterie Hermès, détaille son nouvel opus et son approche peu conventionnelle de la joaillerie.
Dans cette nouvelle collection, pourquoi avoir choisi de travailler sur le concept de l’ombre?
C’est mon esprit de contradiction qui s’est exprimé. En haute joaillerie, on parle très souvent d’éclat, de brillance, de lumière, de transparence. Effectivement, c’est la matière même de cette discipline créative. Mais tout cela serait impossible sans une part d’ombre. J’ai donc voulu la matérialiser, en révéler la beauté en l’intégrant dans chaque bijou. L’éclat des pierres s’en trouve ainsi renforcé, démultiplié.
Quel a été votre plus grand défi technique?
Par définition, l’ombre n’a pas d’épaisseur, ni de poids. Tout le contraire d’un bijou, qui est même jaugé à l’aune de ces unités de mesure. Il fallait donc que l’expression de l’ombre soit belle et précieuse, tout en restant la plus plate, la plus immatérielle possible. Voilà pourquoi nous avons notamment utilisé du titane, un matériau très léger, et que les tranches d’ombre sont parfois pavées de diamants sur rhodiage noirs.
Face à ces demandes inhabituelles, les artisans vous ont-ils opposé une quelconque résistance?
Non, au contraire, ça les anime! Je suis toujours très impressionné par leur capacité d’innovation. C’est complexe, ces va-et-vient entre le fantasme et la réalité matérielle, mais c’est aussi un moment de découverte. Pour eux et pour moi: je me demande à chaque fois si ça va marcher.
Plusieurs bagues sont faites de pierres brutes, d’une taille bizarre. Comment avez-vous concrétisé leur ombre?
Ça a été un processus assez expérimental. J’étais chez un lapidaire qui m’a montré des diamants et des tourmalines. J’ai éclairé ces gemmes avec la lampe de mon téléphone et surligné les formes qui se produisaient autour d’elles. Je me suis donc laissé guider par chaque pierre pour retrouver son ombre de lumière.
Dans vos collections, vous vous éloignez systématiquement des formes archétypales de la haute joaillerie – une fleur, un oiseau, etc. – pour en créer de plus abstraites. Cherchez-vous à briser les codes de la discipline?
Les briser, non, mais je pense qu’il faut les actualiser, les détourner, ou encore se servir des techniques qu’on connaît pour exprimer autre chose. Les formes qui sont répertoriées sont a priori moins durables, parce qu’on les connaît justement, elles sont déjà usées d’une certaine manière. Donc j’essaie d’en trouver de nouvelles, en espérant qu’elles créeront un autre vocabulaire. Je n’ai pas envie de raconter une énième histoire d’étoiles. En plus, je ne crois pas que cela corresponde à Hermès.
Quelle est la spécificité de la maison?
Cela fait quatorze ans que nous nous sommes lancés dans la haute joaillerie. C’est très jeune par comparaison à certains joailliers, qui existent depuis un ou deux siècles. Quand Jean-Louis Dumas [ex-PDG d’Hermès, ndlr] m’a confié la direction artistique des bijoux Hermès, il m’a dit: «Fais ce que tu veux, mais ne fais pas la place Vendôme!» J’essaie donc d’exprimer Hermès de la façon la plus originale possible.
Votre précédente collection ne faisait aucune référence aux motifs traditionnels d’Hermès. Vous y êtes revenu en travaillant autour de la chaîne d’ancre par exemple, une signature connue et reconnue du grand public. Pourquoi?
Je trouve que c’est important de revisiter ces formes sous un angle nouveau, parce que ça les revitalise, ça les revivifie, ça leur redonne une actualité. Cela dit, une maison, ce n’est pas seulement un vocabulaire formel. C’est aussi des positions, des attitudes, une façon de se comporter. En l’occurrence, l’idée de l’ombre raconte bien la discrétion et la sophistication maîtrisée de la maison.
En parallèle à la haute joaillerie, vous dessinez aussi les chaussures Hermès. Le temps rapide de la mode influence-t-il votre façon de penser le bijou?
Ce que j’aime dans la mode, c’est qu’on recommence tout avec chaque nouvelle collection. J’essaie de garder cette légèreté dans la joaillerie. Bien sûr, ce sont des pièces d’une extrême rareté et il faut en prendre grand soin, les comprendre et les respecter au plus haut point. En même temps, il ne faut pas alourdir cela avec trop d’emphase. Je veux rester un peu ludique et joyeux.
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