Design
Cette semaine à la foire Design Miami, Yves Béhar reçoit le Visionary Designer Award. Rencontre avec le créateur suisse basé à San Francisco depuis presque vingt ans où il marie design, projets humanitaires et technologie

A Design Miami, on pratique aussi le grand écart. En 2014, la foire de l’objet stylé de collection décernait à Peter Marino, l’architecte d’intérieur tout queer et tout cuir, son premier Visionary Designer Award. Cette année, elle dédie son prix à Yves Béhar, 48 ans, designer suisse au physique angélique, installé à San Francisco depuis la fin des années 1990. C’est là qu’en 1999, le créateur lausannois lançait Fuseproject, agence de design et d’idées consultée tous azimuts par des éditeurs de meubles (Herman Miller), des marques de sport et de mode (Puma, Prada) et de technologie (Jawbone) avec qui il a développé Up, parmi les premiers wearables, ces objets qui contrôlent l’activité physique et le sommeil de celui qui le porte. Mais aussi des projets humanitaires pour lesquels Yves Béhar est aujourd’hui récompensé.
Vous travaillez souvent sur la conception d’objets qui innovent grâce à la technologie. L’approche est-elle différente lorsque le design n’est pas au cœur du produit?
J’ai voulu devenir designer parce que j’ai toujours cherché à imaginer l’avenir. La technologie nous permet de penser à ce qui vient après. Mais elle est basée sur la performance et les fonctions techniques. Alors que le design vise l’inverse. Il doit avant tout se préoccuper de l’expérience humaine. Trouver la bonne alchimie dans un objet à la fois technologique et design réclame donc passablement de tâtonnements. Dans notre vie de tous les jours, nous subissons encore trop de systèmes et de structures imparfaites et compliquées. Mon but est de supprimer certaines de ces frictions et de rendre les choses plus simples. Pour que la nouveauté soit plus belle, plus facile, plus rapide, bref qu’elle apporte une sorte de touche magique…
Dessiner une nouvelle chaise, c’est réfléchir à un produit bien connu. Dans le cas d’un nouveau projet technologique, comment créer un objet qui n’a encore jamais existé?
La création de nouveaux archétypes, de nouvelles typologies d’objets doit être basée sur l’expérience et le comportement plus que sur le style. Mais le design intervient trop souvent à la toute fin de la conception. Nous nous impliquons donc au début de l’idée. Pour nous, le design fait partie intégrante non seulement de la définition du projet, mais aussi de la conception de l’entreprise qui va le fabriquer et de sa relation avec celui qui va l’utiliser. Prenez Jambox, le premier haut-parleur bluetooth que j’ai conçu avec la firme Jawbone. Il a été conçu dans le but d’apporter une nouvelle manière de vivre la musique. Et je pense y être parvenu.
Même lorsque le produit n’est pas une nouveauté, je m’efforce toujours d’y injecter une nouvelle notion, une nouvelle idée. On ne peut pas toujours réinventer un comportement mais c’est passionnant d’y travailler. Dans le cas de la montre que nous venons de dessiner pour la marque Movado, la réflexion de départ était d’insister sur le design tridimensionnel d’un objet horloger. Et de créer comme une sorte de petite sculpture à porter au poignet.
Votre engagement dans ces projets va parfois au-delà de la simple commande puisque vous êtes souvent partenaire des entreprises avec qui vous travaillez.
Cinquante pour cent de nos projets sont développés de cette manière-là. Avec nos partenaires, nous définissons les objectifs ensemble pour apporter une plus-value importante au niveau du résultat. Résultat pour lequel nous recevons en retour des royalties ou d’autres types de revenus. Cela dit, chaque partenariat est différent. Nous travaillons ainsi avec Herman Miller depuis douze ans, avec Jawbone depuis quatorze, avec Sodastream depuis cinq ou six ans. Pour August, le système d’accès à la maison que nous avons lancé l’an dernier, nous sommes cette fois-ci cofondateurs de l’entreprise car c’est Fuseprojet qui en a eu l’idée.
Quelles sont selon vous les révolutions à venir en matière de design et de technologie?
La maison connectée, justement. Comme pour toutes les innovations technologies naissantes, il y a dans ce domaine des idées qui sont amusantes mais qui ne révolutionnent pas notre manière de vivre. August est non seulement utilisé tous les jours mais par tout le monde dans l’environnement domestique. C’est un véritable écosystème de produits qui permettent de rentrer chez soi sans clé, simplement en s’approchant de la porte, de gérer la sécurité et d’octroyer rapidement des accès temporaires à diverses personnes pour qu’elles accèdent à votre maison, même en votre absence. Le futur de la technologie dans la maison est encore complexe mais il passera par des systèmes discrets, bien intégrés et des expériences faciles.
Les plus avancées de ces technologies qui s’intéressent au design concernent les «wearables», ces objets corporels connectés dans lesquels vous vous êtes très tôt impliqué.
Là aussi on parle de l’enfance d’un domaine d’application. A moyen terme, ces objets changeront radicalement notre rapport au corps, car ils nous renseignent sur notre propre fonctionnement. En savoir plus sur nous et sur notre environnement est très positif: avoir une conscience de soi-même et du monde qui nous entoure, voilà un vrai progrès. Pour moi, les wearables vont clairement transformer les domaines de la santé.
Outre votre parcours, le comité de Design Miami récompense également votre engagement humanitaire. L’innovation technologique est-elle pour vous indissociable de l’innovation sociale?
Alors oui, le design peut en effet améliorer la vie, et certains projets doivent en cela être réalisés sans objectifs économiques, sans logique de retour sur investissements. Nous, les designers, nous pratiquons un métier qui allie en vrac: l’efficacité face au coût et au travail et le fait de fabriquer des produits qui soient proches des gens. Il doit aussi s’appliquer à des projets à but non lucratif dans des régions qui en ont besoin. Avec le chercheur Nicholas Negroponte, nous avons conçu il y a quelques années les One Laptop per Child, ces ordinateurs bon marché pour que les enfants des pays en voie de développement aient accès à l’éducation et à l’information. Ou encore les Verbien Augen Optics, des lunettes distribuées gratuitement par le gouvernement mexicain à des enfants entre 6 et 18 ans souffrant de troubles occulaires.
Récemment, nous nous sommes associés à la Fondation Nike et aux gouvernements anglais et américain pour lancer Spring, un incubateur de business pour jeunes filles au Kenya, au Rwanda et en Ouganda. Spring identifie et soutient des projets qui conçoivent des produits ou des services destinés à améliorer la vie de leurs populations. Fuseproject travaillera avec chacune des entreprises sélectionnées pour réaliser les prototypes de ces produits ou de ces services.
Ce type d’association où des designers viennent en aide à des start-up, c’est ce que l’on appelle le «Design Venture»?
Exactement. Ce projet en Afrique me tient particulièrement à cœur parce qu’il met en pratique mes convictions. Pour moi, le design c’est ce qui fait la différence dans une expérience humaine; il fait intrinsèquement partie de la création de l’entreprise, doit aller au-delà de nos pays développés et ainsi contribuer à des causes humanitaires. Et faire du monde un endroit un peu meilleur.