Créer des vêtements en taille unique, des robes, des jupes, des t-shirts conçus pour passer d’une taille 34 à 50 et habiller le plus de femmes possibles. C’est le projet novateur d’Ester Manas, une griffe de mode inclusive lancée en 2019. A sa direction artistique, un couple au travail et à la vie: Ester Manas et Balthazar Delepierre, deux Français qui se sont rencontrés à La Cambre, à Bruxelles, l’une des principales écoles d’arts visuels de Belgique. Elle s’est formée au design de mode, lui à la typographie et au graphisme. Après avoir remporté le Prix Galeries Lafayette au Festival de Hyères en 2018, leur label a été invité à défiler à la Fashion Week de Paris. Chaque saison, leur esthétique sensuelle, leur intelligence technique et leur casting extrêmement diversifié y font sensation. Une façon d’imposer l’inclusivité par le beau, le joyeux. Et d’étendre, au détour de chaque couture, le champ des possibles de la mode.

Vous travaillez en duo, mais votre griffe s’appelle Ester Manas. Quel est le lien direct entre vos collections et la personne d’Ester?
Ester Manas:
A la base de notre travail, il y a une vérité, la mienne: je fais une taille 44 et, pendant longtemps, en dehors de la fast fashion, je ne trouvais pas de vêtements élégants adaptés à ma morphologie. Pour mon diplôme de fin d’études, à La Cambre, j’ai donc créé des tenues sur mesure pour des filles aussi rondes que moi. Pour y parvenir, j’ai dû fabriquer mes propres bustes avec de la mousse et du carton, car il n’y avait que des Stockman taille 36-38 à l’école. J’ai baptisé cette collection «Big Again» («à nouveau grand»), une réponse concrète à une frustration personnelle. Mais avec Ester Manas, je ne suis pas forcément la cliente finale, puisque énormément de femmes rencontrent la même problématique que moi.

Comment avez-vous compris que ce projet académique avait un potentiel commercial plus vaste
Balthazar Delepierre:
Lorsque la collection d’Ester a été présentée au grand public, lors du défilé annuel de La Cambre, il y a eu une standing ovation, des gens pleuraient. On ne s’y attendait pas du tout. Il ne s’agissait pas seulement d’une poignée de professionnels, mais de centaines de parents et de proches d’étudiants. C’était un premier signe: l’intérêt populaire pour des vêtements plus inclusifs était là. Ensuite, nous avons compris que l’industrie de la mode était prête lorsque nous avons été sélectionnés au Festival de Hyères. Nous y avons remporté le Prix Galeries Lafayette grâce à Big Again. Le retour de la presse et du public était également très bon.

Comment est née l’idée de développer le concept d’une taille unique?
E. M.:
Dans le cadre du Prix Galeries Lafayette, nous étions invités à développer une collection commerciale avec les équipes du magasin. On s’est dit que ce serait génial de proposer des vêtements en une seule taille qui s’adapte à chaque morphologie. Pour que toutes les femmes, les rondes mais aussi les minces, puissent s’amuser avec les mêmes pièces, et qu’il n’y ait plus de discrimination basée sur la corpulence. Au départ, on a essayé de faire un vestiaire complet, mais nous avons vite compris que c’était impossible. Faire une chemise ou un jean de taille unique est une bataille sans nom. Nous nous sommes concentrés sur des vêtements flous, en développant petit à petit notre vocabulaire.

Comment construit-on un vêtement qui puisse s’étendre d’une taille 34 à 50?
E. M. 
Le patronage joue un rôle essentiel. En fonction des morphologies, le corps va beaucoup bouger au niveau de certains points clés, comme la poitrine ou les hanches. Nous intégrons donc de l’embu [excédent d’étoffe, ndlr] à ces endroits-là grâce à un système de bandes de tissu froncé. L’univers de la lingerie nous inspire beaucoup, parce qu’il s’adapte depuis longtemps à tous les corps. Pour ajuster nos vêtements, nous avons par exemple repris le principe des bretelles réglables, que toutes les femmes connaissent et savent utiliser.

B. D. Le choix des matières est aussi très important. On commence toutes nos collections en allant chercher des chutes ou des stocks dormants. On choisit des types de tissus très précis, qui peuvent se détendre sans que le vêtement ne se déforme, de la maille très élastique ou du jersey de maillot de bain par exemple.

Selon votre système, qu’est-ce qu’un vêtement réussi?
B. D.
 On ne se demande jamais si une pièce tombe bien, on n’a pas de marqueur visuel qui nous ferait dire qu’il manque 3 centimètres à une manche. Pour nous, un vêtement est réussi quand il passe bien sur le plus de corps possibles, et que les femmes se sentent bien dedans. C’est pourquoi nous passons beaucoup de temps à faire des essayages avec les mannequins, pour comprendre leurs souhaits, ce qu’elles sont prêtes à oser ou pas, à ouvrir ou à fermer. Notre démarche est très organique et intuitive. Nous venons apporter une solution à un problème concret. En ce sens, nous nous considérons davantage comme des designers, et moins comme des stylistes ou des créateurs de mode.

Au-delà de l’aspect technique, vous êtes parvenus à développer un style très reconnaissable, sensuel et sexy. On est bien loin des vêtements sombres et austères habituellement proposés aux rondes afin de dissimuler leurs formes. Permettre aux femmes de se montrer et d’être vues, quel que soit leur corps, est-ce aussi une façon de combattre la discrimination basée sur la morphologie?
E. M. 
Bien sûr. Pendant longtemps, les femmes qui ont le même type de morphologie que moi n’étaient pas représentées, voire étaient cachées par l’industrie de la mode. Résultat, elles ne sont pas forcément bien dans leur peau. Nous avons toujours voulu qu’elles soient vues et célébrées. Le vêtement est presque devenu un prétexte pour atteindre cet objectif.

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En France, des statistiques datant de 2020 révèlent que 40% des femmes font une taille 44 et plus. Pour une industrie comme la mode de luxe, le potentiel commercial est grand. Pourtant, l’offre reste très restreinte et la question de la représentation balbutiante. Comment l’expliquez-vous?
E. M.
 Il y a d’abord un blocage conceptuel. Pendant longtemps, les gros passaient forcément pour des gens pauvres ou en mauvaise santé. Pour l’industrie du luxe, qui propose un produit exclusif et haut de gamme, ils n’avaient pas le droit de consommer, ils étaient considérés comme malsains. En plus, contrairement aux Etats-Unis et à l’Amérique du Nord, l’Europe n’a pas vu émerger de role models comme Michelle Obama, Oprah Winfrey ou les Kardashian, des femmes qui ont réussi dans la société avec une corpulence atypique (en tout cas si l’on se réfère aux standards de la mode) et à qui toutes les filles veulent ressembler.

B. D. Les choses ont évolué aujourd’hui, notamment grâce aux réseaux sociaux, qui ont donné une voix et une visibilité à des personnes autrefois ostracisées. La demande pour une mode inclusive ne cesse de grandir, et les marques de luxe le savent, elles regardent les chiffres et veulent elles aussi une part de marché. Mais elles se heurtent à un autre obstacle: faire de la gradation à grande échelle est un calvaire industriel. Produire un pantalon en 12 tailles, cela coûte extrêmement cher. Et pour qu’une usine accepte de les produire, il faut commander de grandes quantités. Mais rien ne dit que les acheteurs passeront commande, car ces derniers ne savent pas s’ils auront des clients pour ce type de vêtements à prix haut de gamme. Pour les paquebots du luxe, il existe un ordre établi qu’il est très difficile de déboulonner.

D’où viendra le changement?
E. M. 
Du bas de la pyramide de la mode, c’est-à-dire de la fast fashion, qui propose de la mode inclusive depuis longtemps, même si cette mouvance pille les idées des autres. Et des écoles de mode, où les créateurs en herbe sont désormais très sensibles à ces questions. Ces nouveaux designers iront ensuite travailler dans de grandes maisons, poseront des questions que personne ne posait auparavant. Petit à petit, le thème de l’inclusivité deviendra normal.

Avez-vous été approchés par des grands groupes intéressés par votre expertise en matière de mode inclusive?
B. D.
 Disons que nous avons eu des discussions avec à peu près tout le monde. Mais la grande question est: sur quel projet les grands groupes ont-ils envie de travailler? Nous ne voulons pas participer à des coups de communication. Nous attendons de voir jusqu’où ils sont prêts à aller. Nous n’avons pas envie de faire de concessions.

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