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Fleurs de déchets ou le surcyclage dans l'industrie du parfum

Opération marketing ou envie sincère de renouveler la création dans une démarche plus vertueuse, l’«upcycling» est devenu le nouveau terrain de jeu du parfumeur

«A quoi sert de parcourir la forêt tropicale à la recherche de nouveaux extraits végétaux alors que nous sommes assis sur des trésors olfactifs que nous ignorons?» s’interroge Bertrand de Préville, directeur général des Naturels LMR. — © Daiana Ruiz pour le magazine T
«A quoi sert de parcourir la forêt tropicale à la recherche de nouveaux extraits végétaux alors que nous sommes assis sur des trésors olfactifs que nous ignorons?» s’interroge Bertrand de Préville, directeur général des Naturels LMR. — © Daiana Ruiz pour le magazine T

Périodiquement, l’industrie du parfum ressent le besoin d’inventer un mot nouveau qui fait figure de balise, de nouvel horizon créatif. Le sourcing (l’origine de la plante à parfum, son terroir et le savoir-faire qui l’a aidé à pousser) a été de ceux-là, il n’y a pas si longtemps, qui a fleuri un peu partout dans le discours des marques. L’upcycling (surcyclage en français, autrement dit «recyclage vers le haut») semble être devenu le nouveau mantra d’une parfumerie en quête de sens et de vertu.

Le recyclage, on sait ce que c’est: donner une seconde vie à un objet ou à un matériau plutôt que de le jeter. Plus ambitieux, le surcyclage consiste à réutiliser des résidus de l’industrie (du parfum, en l’espèce) – les pétales de fleurs jetés après l’extraction, mais aussi d’autres industries connexes, et de les transformer en un produit qui acquiert ainsi un supplément d’âme.

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«A la maison nous trions nos déchets dans la poubelle; il serait incongru et même irresponsable de ne pas s’interroger sur les déchets de notre propre industrie», s’exclame Bertrand de Préville, directeur général des Naturels LMR (Laboratoires Monique Rémy). D’autant que cette industrie génère plus de déchets que d’autres en raison de ses rendements extrêmement faibles.

Traduction: il faut une grande quantité de végétal au départ pour obtenir une toute petite quantité de produit fini (l’extrait), que le parfumeur introduit dans sa composition en le mélangeant à une multitude d’autres essences. «Nous travaillons 40 000 tonnes de biomasse et nous vendons à l’autre bout de la chaîne seulement 800 tonnes d’extrait parfumé», explique Bertrand de Préville.

Etendard

Le point de départ a probablement été l’agrume: le citron, l’orange, la bergamote (dans l’industrie, on les nomme les citrus). «Nous avons découvert qu’en exprimant le jus, nous pouvions aussi, dans le même temps, piler l’écorce et récupérer l’huile essentielle odorante du fruit», se souvient Fabien Durand, directeur de l’innovation chez Givaudan, leader mondial des arômes et des parfums.

Xavier Brochet, directeur de l’innovation sur les produits naturels du laboratoire Firmenich, confirme que l’industrie a toujours fait du surcyclage sans s’en rendre compte, en tout cas sans le dire: «Nous utilisions le terme de «cohobation» appartenant aux alchimistes pour décrire l’action de renvoyer l’eau de rose issue de la distillation dans l’alambic et de redistiller ensemble l’essence et l’eau aromatique pour obtenir ce qu’on pourrait appeler une rose «complète». Cette habitude marquée au coin du bon sens s’est généralisée un peu partout dans le monde. «En Inde, on récupère depuis longtemps les fleurs des temples qui ne sont plus assez belles et généreuses pour les distiller et en tirer une huile essentielle», précise encore Xavier Brochet.

La question est de savoir pourquoi l’industrie du parfum n’avait jamais voulu communiquer sur cette entreprise responsable. Recycler des déchets de l’industrie dans des jus au prix prohibitif ne collerait pas avec l’idée même du luxe, où la rareté fait le prix de tout. Tout a changé lorsque Etat Libre d’Orange, petit label disruptif habitué à faire la chasse au conformisme ambiant, s’est approprié ce discours et l’a brandi comme un étendard. Pas seulement de vertu, mais de beauté et de luxe assumé. Création de la parfumeuse du laboratoire Givaudan Daniela Andrier, son parfum I Am Trash, («Je suis détritus») sous-titré, histoire d’enfoncer un peu plus le clou, «Les fleurs du déchet», se vante de faire entrer dans sa formule six ingrédients upcyclés, notamment une essence de pomme juteuse.

Catalogue augmenté

Dans les maisons de parfum, l’engouement est tel que la palette du parfumeur n’en finit pas de s’enrichir de «nouveaux» ingrédients issus des déchets. Citons l’absolu de cacao issu des cabosses de la graine, l’extrait de bois de chêne délicieusement liquoreux et vanillé issu des copeaux de fûts de cognac. La collection Garden Lab de la société Symrise propose pour la première fois des extraits naturels d’artichaut, d’asperge et de poireau issus de déchets alimentaires recyclés.

La technologie SymTrap a permis de capter les molécules odorantes dans la vapeur et les eaux résiduelles au moment de la cuisson des légumes, permettant la création de petits pots pour bébés. Même si les marques les plus premium, à l’image de Louis Vuitton, ne revendiquent pas encore cette pratique, le contexte économique de la filière ne peut qu’encourager l’industrie à poursuivre dans cette voie: l’explosion récente du prix des ingrédients rend plus nécessaire que jamais la valorisation d’une matière première qui existe déjà et dont on n’a pas forcément tiré toute la richesse.

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«A quoi sert de parcourir la forêt tropicale à la recherche de nouveaux extraits végétaux alors que nous sommes assis sur des trésors olfactifs que nous ignorons?» s’amuse Bertrand de Préville. Réinjecter les sous-produits pour facetter davantage l’extrait final et donc l’embellir, en tout cas l’enrichir, la démarche n’est pas seulement citoyenne et responsable mais bien hédonique, esthétique et créative. «C’est un nouveau regard que nous portons sur la matière première et qui nous rend plus ouverts et créatifs», reconnaît Pierre-Constantin Guéros, parfumeur chez Symrise.

Et Fabien Durand d’ajouter: «Nous ne sommes plus simplement connectés à un champ de fleurs ou à une forêt mais à toute l’industrie. Notre terrain de jeu est désormais illimité!» En repoussant les limites de l’économie circulaire pour éviter le gaspillage, les acteurs de cette industrie pourraient bien avoir trouvé la martingale pour réenchanter leur créativité. A partir de ce moment-là, l’upcycling ne devrait plus être suspecté d’être un gadget au service d’une opération de greenwashing.