Les archanges ont un gîte à hauteur de nuage. Logement de fonction oblige. Une tour plutôt qu’une hutte. C’est là que François Chaignaud vous attend, au dix-huitième étage d’un building que les vents de Paris chicanaient l’autre soir, à deux bonds de la place des Fêtes.

Dans l’ascenseur, on a une vision. C’était au Festival d’Avignon et le danseur français, 35 ans, associé au musicien Nino Laisné, inspirait des élans qui sont un écrin pour les légendes à venir. Sous les étoiles du cloître des Célestins, dans une cour encore hantée par les petits frères d’antan, il était prodigieux en demoiselle travestie, transformée en garçon pour partir à la guerre, comme Don Quichotte.

Paris vu de haut

Au cœur de cette même nuit sacrée, il était encore époustouflant en sainte de village paradant sur des échasses, tournoyant sur des airs de flamenco comme un derviche, jusqu’à ce qu’une petite mort survienne. Et que dire de son élégie en Gitane meurtrie par un fiancé volage, de sa robe noire de Tarara, cette héroïne hispanique qui traverse les âges, de ses yeux béants de spectre à la rose?

Le spectacle s’appelle Romances incertios, un autre Orlando, il est baigné de musiques du XVIe et du XVIIe sublimes – quatre instrumentistes en noir, dont un théorbiste. La bonne nouvelle, c’est qu’il sera repris au Théâtre de Vidy à Lausanne, du 12 au 15 décembre – il avait été créé au Festival de la Bâtie à Genève à l’automne 2017.

L’ascenseur freine sa course et François Chaignaud vous accueille en training. Pas de coiffe extravagante comme dans sa pièce Dumy Moyi, où il régnait en égérie fatale. Pas de talons et de perruque à la Marilyn comme dans Radio Vinci Park, duel dans un parking entre un motard et une Salomé lunaire, François Chaignaud lui-même. Sur son canapé à présent, on regarde Paris de haut: dans un nuage d’encre, le Sacré-Cœur fait bonne figure au loin.

La quincaillerie des songes

Est-ce alors son visage pâle? Ou sa chevelure en cascade? François Chaignaud a un petit air de Vénus à la Botticelli, chaussé de baskets orange. Dans sa malle, Roy, un cairn terrier au poil vanille-caramel, pousse un petit cri d’archiduc ravi. «Un thé?» «Oui, c’est parfait.»

Cette chambre est un théâtre intime, la quincaillerie des songes, avec ses tessons turquoise ou mandarine incrustés dans le mur – une œuvre du jeune designer Arthur Hoffner. Voyez la Ford bleue modèle réduit qui rutile, la crâneuse, sous une console. L’artiste l’a conduite dans un spectacle. Voyez encore, sur cette même console, le serpent à sonnette en porcelaine qui collectionne les parures.

«Je danse pour me transformer», confiera dans un instant François. Depuis l’âge de 6 ans, il multiplie les déguisements pour élargir sa vie, en abolir les contours obligés, enfourcher les barrières, abolir la loi des genres. A l’époque, il ne formule pas ainsi son vœu. Sa mère est gestionnaire de collège à Rennes, François vit donc à l’école. Dans sa chambre, Greta Garbo, Marilyn Monroe, Sophia Loren jouent les muses, punaisées au-dessus du lit. Lui ne pense qu’au plaisir du geste.

Il est tellement doué qu’à 14 ans il quitte la maison pour l’internat à Paris et le conservatoire de danse. Dans la chambre qu’il partage alors avec un camarade, les Spice Girls ont remplacé les déesses de l’après-guerre. François Chaignaud fond sur tous les brasiers, punks, pop ou romantiques. Il maîtrise l’art des pointes et la virevolte. Il a une obsession: refuser les attributs du sujet qui vont de soi.

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L’amour de la polyphonie

A la sortie du conservatoire, il lit tout Roland Barthes, ce sémiologue adulé qui a mis à nu nos mythologies. Et les Dits et écrits du philosophe Michel Foucault. Il veut comprendre le poids des déterminismes, comment les héritages figent nos systèmes de pensée. Il étudie l’histoire à l’université dont il sortira avec un master. Son mémoire porte sur le rôle des féministes et des syndicats lors d’une grève fameuse: «Ce qui m’intéressait, c’était comment des poches de réaction subsistaient dans des milieux progressistes. Je pensais alors qu’on était soit progressiste soit conservateur. Aujourd’hui, je suis plus polyphonique qu’avant.»

Polyphonie est son mot, son drapeau. François Chaignaud est fait de mille et une époques. Il les orchestre selon l’aventure. Pour Romances inciertos, il est allé à Cadix, Séville, Madrid. Il a écouté des maîtres du baroque, a apprivoisé des airs du XVIe et du XVIIe qu’il chante en scène. Car la musique, à ses oreilles, est une voie express vers des corps qu’on croyait disparus, un chemin de contrebandier par lequel faire revenir les mânes. François est à sa façon chaman. A l’occasion de Dumi Moyi, cérémonie théâtrale où il envoûtait l’assistance en divinité ailée, il disait: «Ce que j’aime, c’est quand tous ensemble, on croit à autre chose.»

La joie d’un instant

Sur les échasses de Romances inciertos, dans sa jupe de fête solaire, il lève le rideau sur une autre scène, liturgique et carnavalesque. «Danser sur des échasses impose une nécessité, on ne peut pas se reposer sur un savoir-faire. Si je ne vis pas l’instant, si je pense à autre chose, je tombe.» La contrainte est le luxe des poètes. C’est ce qu’il dit à propos de la partition de la pièce: les indications musicales, chorégraphiques, théâtrales sont autant d’impératifs catégoriques. «Sur scènes, toutes ces infos métabolisées provoquent une intensité surnaturelle.»

François Chaignaud renoue avec un mystère primitif, un art qui balaie les frontières du cartésianisme, qui libère le sujet de ses petits arrangements avec la vertu. Ces jours, il écoute en boucle les musiques de Hildegarde de Bingen, cette bénédictine du XIIe siècle. «En apprenant ses airs, j’ai l’impression de dialoguer avec le corps de ses frères et sœurs.» Il y goûte, ajoute-t-il, à ce que nos sociétés rationalistes bannissent: l’extase.

Godemiché, certains soirs

Ne le croyez pas pour autant mystique. S’il l’est, c’est comme un sorcier indien. François Chaignaud chasse le tabou où qu’il sévisse, dans les allées du sexe tarifé par exemple, s’insurgeant contre l’Etat policier et ses velléités de réglementations. L’écrivaine et prostituée genevoise Grisélidis Real lui a inspiré une pièce à multiples rebonds érotiques, godemiché et sexe-toy en sus, qui était sa manière de traquer le puritanisme de nos consciences.

L’ange est parfois bad boy. Il fuse sur le bitume, flanqué ces jours d’e Hildegarde de Bingen et du rappeur Hornet la Frappe, dont il aime la rime crue. François Chaignaud est inclassable, c’est sa grâce et sa liberté. A la fin de Romances incertios, il meurt de chagrin dans la peau de Tarara, cette Carmen blessée qui est son double. «Le dernier morceau me laisse exsangue, comme sur une autre planète.»

A ce moment-là, Roy grogne d’aise dans sa valisette. Il vit à mi-temps avec François Chaignaud et doit se dire qu’il n’est pas donné à tous les chiens d’escorter les frasques d’un archange. «Je ne cherche pas le danger, comme on peut le croire parfois, mais l’intensité du présent.» Appelons cela l’absolu. Tout près du ciel, il est difficile d’aspirer à moins. N’est-ce pas Roy?


Romances inciertos, un autre Orlando, Lausanne, Théâtre de Vidy, du 12 au 15 déc.; loc. vidy.ch