Sur une photo célèbre, on le voit affalé dans l’un de ses fauteuils, le regard au plafond, en profonde réflexion avec sa femme Giulia qui l’observe les bras croisés. L’image a été prise en 1957 dans son appartement de l’immeuble de la via Dezza à Milan qu’il a dessiné. Et résume à elle seule l’idée de Gio Ponti de faire de la maison le centre de l’univers avec cette élégance italienne dont il a sans doute été le plus grand des chantres. Mais dont l’importance de l’œuvre n’a été vraiment révélée qu’en 2011 grâce une exposition à la Triennale de Milan organisée par le critique d’art Germano Celant. Ne dit-on pas depuis de l’architecte et designer qu’il est «Le Corbusier italien»?

Palmarès délirant

Si aujourd’hui le grand public connaît surtout le Gio Ponti designer, ses architectures commencent à l’imposer aussi comme un immense constructeur. C’est ce que montre la rétrospective Tutto Ponti que lui consacre le Musée des arts décoratifs de Paris qui insiste sur cet œuvre bâti. Avec ce palmarès délirant: pendant sa carrière, qui va de 1920 à sa mort en 1979, Gio Ponti aura conçu plus d’une centaine d’édifices qui vont de la cathédrale au musée en passant par l’immeuble d’habitation, le grand magasin, la résidence privée, l’aménagement de paquebots et le building pour multinationale. Un corpus dispersé entre Paris, Eindhoven, Denver et Téhéran, mais dont plus de la moitié des réalisations se trouve à Milan.

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Architecte, designer, mais aussi artiste, décorateur, éditeur, céramiste capable de passer du radicalisme le plus pur à des travaux décoratifs extrêmement joyeux, Ponti est insaisissable, donc inclassable. L’histoire, c’est bien connu, n’aime pas ceux qui lui échappent. Sans l’oublier totalement, elle lui a réservé un strapontin au grand spectacle de la modernité.

L’Ange Volant

Longtemps, sa contribution va se limiter à la tour Pirelli (1956-1960) et à la Superleggera, la chaise la plus légère du monde (1,7 kg) qu’il dessine pour Cassina en 1957. Le boom du vintage, il y a quinze ans, va lentement le faire redécouvrir des collectionneurs qui passent du «mobilier-ingénieur» du trio Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Le Corbusier aux formes chics et bourgeoises de l’Art déco et du design des années 1950. La maison Molteni&C contribuera aussi à diffuser ces objets difficiles à trouver. En 2012, elle obtient le droit de pouvoir puiser dans les archives de l’archi-designer pendant dix ans. Le fabricant de meubles contemporains réédite ainsi chaque année des pièces rares à la technicité et à l’esthétique époustouflantes.

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Né à Milan en 1891, Giovanni Ponti a 30 ans lorsqu’il décroche son diplôme de l’école polytechnique et ouvre dans la foulée son bureau d’architecture avec Emilio Lancia et Mino Fiocchi. Deux ans plus tard, le fabricant de porcelaine Richard-Ginori lui offre une place de directeur artistique. Il y apprend à allier l’artisanat et la production industrielle. En 1925, Ponti et son vase Conversation décrochent le Grand Prix de la céramique à l’Exposition internationale des arts décoratifs de Paris où il construit sa toute première réalisation architecturale. L’Ange Volant est la maison de campagne de Tony Bouilhet, le patron de l’entreprise d’orfèvrerie Christofle avec qui le Milanais s’est non seulement lié d’amitié mais avec qui il va longtemps collaborer.

Humaniste moderne

De l’extérieur, la bâtisse sans chichi répond aux canons modernes de l’époque. Mais c’est à l’intérieur que le spectacle de la décoration déroule ses fastes. Fasciné par la tradition ancienne, et par l’architecture d’Andrea Palladio en particulier, Gio Ponti imagine le plan de L’Ange Volant comme un théâtre domestique qui met le savoir-faire italien à l’honneur à travers le travail de la couleur. En ce sens, le Milanais renoue avec les humanistes de la Renaissance chez qui la beauté est une affaire intellectuelle et la connaissance éclairée du passé le meilleur moyen d’inventer le présent.

Pour diffuser ce concept de «maison à l’italienne» et éduquer le public à l’architecture et à l’aménagement, Gio Ponti lance une revue en 1928. Le lecteur de Domus découvre ainsi les tenants du mouvement moderne et les objets du Bauhaus. Le magazine s’intéresse aussi à la gastronomie traditionnelle italienne. En 1950, Gio Ponti réunit ces 2000 recettes dans un livre. Il cucchiaio d’argento, La cuillère d’argent, reste à ce jour la bible des amateurs de saveurs transalpines.

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Voiture diamant

La guerre surgit. Comme à l’architecte et designer turinois Carlo Mollino à qui on reprochera d’avoir traversé 39-45 sans rien voir, Gio Ponti sera suspecté d’avoir beaucoup construit sous la dictature de Mussolini. Mais comme Carlo Mollino, qui se préoccupait peu de politique, Ponti était tout entier dédié à son art.

Les années 1950-1960 seront les plus prolifiques de sa carrière. Une décennie prodigieuse où il cumule 22 chantiers, dont celui de la villa Planchart à Caracas qu’il imagine comme une sculpture, de la tour Pirelli qu’il fait culminer à 127 mètres dans le ciel de Milan ou encore du Parco dei Principi, hôtel magique à Sorrento qu’il fond dans le paysage de la Méditerranée en déclinant sa décoration intérieure dans les tons bleu et blanc. L’architecte va aussi concevoir pour La Pavoni un incroyable percolateur au look de turbine, des costumes et des décors de ballets, des objets en verre pour Venini, des collections de sièges pour Cassina. Et tant qu’à faire, imaginer aussi une petite voiture, la Diamante (1953), qui affecte la forme du diamant, motif récurrent dans le travail de son auteur. Le véhicule populaire ne dépassera pas le stade de la planche à dessins.

Amener de l’ordre dans le chaos des choses, et faire en sorte de mettre l’art au service du quotidien pour amener du confort et de la beauté aux gens. Voilà le credo que Gio Ponti a suivi toute sa vie, en créant de tout à des échelles qui passent de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Une mission que Max Bill, cet autre archi-designer démocratique, s’était donnée et dont il avait résumé la formule dans son manifeste Die Gute Form: «de la cuillère à la ville».


«Tutto Ponti, Gio Ponti archi-designer», jusqu’au 10 février 2019, Musée des arts décoratifs, Paris, Madparis.fr