Ils ont pour leurs yeux la beauté du monde. A l’aube, les nomades du désert froid du Changthang s’activent dans leur campement, niché dans un dédale aride de montagnes, aux confins de l’ancien royaume himalayen du Ladakh. A 5000 m d’altitude, près du col de Taglang La, l’oxygène est rare et la vie est rude. Dans le vent cinglant, les nomades procèdent de leurs mains calleuses à la traite du bétail, se glissant entre les toisons chaudes des yaks, des moutons et des chèvres pashmina. Les premiers rayons du soleil enveloppent bientôt le décor lunaire, où roulent parfois les ombres fugaces des nuages, nuançant les teintes ocre, brunes et sableuses des roches.

«C’est sublime…», laisse échapper Jigmat Norbu, un enfant du pays. La barbiche poivre et sel, un éternel chapeau en feutre vissé sur la tête, ce styliste et entrepreneur de Leh, la capitale du Ladakh, rend visite à ses fournisseurs de laine. Ce sont les «changpas» de la région de Kharnak, des nomades bouddhistes qui ont traversé les âges. Jigmat ne résiste pas au plaisir de caresser les douces chèvres pashmina aux longs poils blancs, qui l’observent avec curiosité de leurs yeux ambrés à la pupille rectangulaire, dans des enclos ceinturés par des murs de pierres. Et de gratter le museau des petits yaks potelés, nés il y a quelques semaines et moins intimidants que leurs majestueux aînés. Ce campement d’été, traversé par un cours d’eau, est régi par une vingtaine de familles nomades aux tentes ancestrales. La tribu règne sur plusieurs milliers de têtes de bétail qui, chaque jour, sont conduites vers les pâturages.

La dureté de ce mode de vie est couronnée par la meilleure qualité au monde de pashmina. Ce joyau de la laine est très prisé en Occident. On le connaît aussi sous le nom de cachemire, région plus développée et voisine du Ladakh, d’où en est issu le commerce. Mais la chèvre pashmina, appelée changra, est originaire du haut plateau désertique du Changthang. «Plus on est en altitude et plus le poil des chèvres se fait chaud et doux pour les protéger du froid, en particulier sur le poitrail, tout comme les yaks», explique Jigmat.

La qualité d’exception est avérée par l’étroitesse du diamètre et la longueur du poil de pashmina, qui est ici jusqu’à six fois plus fin qu’un cheveu humain. Avec un élevage limité, le Ladakh ne contribue que de 1 à 2% à la production mondiale de pashmina. Cette rareté justifie plus encore son coût élevé sur les marchés. Et puis, «le pashmina contient des impuretés à brosser et à éliminer, qui peuvent représenter plus de deux tiers du poids de la laine», précise  Jigmat. Selon sa pureté, le pashmina est vendu entre 2500 et 10 000 roupies (34 et 136 dollars) le kilo. Moins célèbre car longtemps traité de façon très rustique, la laine de yak est un autre bijou auquel le styliste a redonné ses lettres de noblesse. Ce matin, il achète deux sacs de poils couleur châtain. Avec les gris, ils sont est réputés être l’or de la laine de yak, au pelage généralement noir.

Stylisme et tradition

Nettoyées, filées et tissées en hiver par les femmes, ces laines se déclinent en centaines de textiles différents, châles, vêtements ou objets de décoration, dans l’élégant studio Jigmat Couture, que l’entrepreneur dirige à Leh avec sa femme styliste, Jigmet. Le couple traite aussi la laine des chameaux de Bactriane, espèce à deux bosses de la vallée de la Noubra, autre originalité du Ladakh. Toutes ces fibres sont laissées à leurs couleurs originelles, ou parfois teintées avec des pigments naturels.

Elles se mêlent aux vêtements luxueux présentés dans le studio, dont les larges fenêtres donnent sur la ville de Leh dominée par l’ancien palais. «Nos modèles sont uniques et s’inspirent des traditions du Ladakh», commente Jigmat, alors que de riches touristes indiens procèdent à des essayages. «Autrefois, seuls les nobles utilisaient le pashmina et l’essentiel de la production partait au Cachemire, explique Monisha Ahmed, du Ladakh Arts and Media Organisation (LAMO). La laine de yak servait, quant à elle, à faire des couvertures, des sacs et des tapis. Au Ladakh, Jigmat Couture a été le premier à développer les textiles traditionnels avec un sens du stylisme, de la modernité et du luxe. Cet élan encourageant a émergé avec la reconnaissance d’une identité locale, endossée par la nouvelle génération.»

L’une des sections renommées de Jigmat Couture est le costume de mariage, remis au goût du jour. Passionné par l’histoire du Ladakh et de sa culture tibétaine, Jigmat fait également renaître des textiles disparus, telle une robe brodée que portaient les princes et les moines, sur la Route de la soie. Chaque année, il sélectionne une région du Ladakh comme thème de ses collections, qu’il documente soigneusement durant de longs mois. Le dernier en date met en scène le légendaire roi Gyapa Cho et la tradition équestre, dans le magnifique village de Gya. De ses pérégrinations, Jigmat a découvert tant de trésors qu’il a créé à Leh un musée du textile, dans un bâtiment rénové où il expose, sur trois étages, la richesse des vêtements et objets des nomades, paysans, rois et marchands. «C’est ma façon de rendre au Ladakh», sourit-il.

L’amour des costumes

Avec l’énergie des montagnards, Jigmat ne s’est jamais départi de sa vision. Enfant, sa personnalité avait été remarquée par une écrivaine américaine qui dressait le portrait de jeunes Indiens créatifs. Elle notait déjà au sujet de Jigmat une volonté de défendre les arts traditionnels et le plaisir de dessiner des costumes. Il n’avait que 12 ans. A l’âge des études, il quitte Leh pour suivre une école de design et de mode puis devient acheteur dans une compagnie de textile à Delhi. C’est là qu’il tombe amoureux de sa femme Jigmet, originaire de Leh et menant elle aussi une jolie carrière. «Aux yeux de nos parents, nous réussissions et il était impensable que nous envisagions de revenir à Leh», dit la jeune femme. C’est pourtant ce qu’ils feront en 2010, avec l’aide de leurs économies. «A l’époque, c’était même impossible de trouver du bon fil de couture en vente à Leh, souligne Jigmet, qui dirige un atelier de dix personnes. Il n’y avait rien!»

Mais le 15 août 2010, jour de l’ouverture du premier studio Jigmat Couture à Leh, la ville est ravagée par des coulées de boue meurtrières. «La tragédie nous a fait réfléchir au sens de nos vies, raconte Jigmat. Et nous a donné plus encore envie d’œuvrer pour le développement local et l’emploi à travers les arts traditionnels, selon un modèle d’entreprise sociale.» Jigmat cultive notamment «l’art de la lenteur». A Kharnak-link, dans la périphérie de Leh où certains nomades se sédentarisent en hiver, Jigmat laisse à ses artisans, des femmes pour la plupart, la liberté de filer et de tisser en fonction de leur temps libre. «Je n’interviens pas, résume Jigmat. Elles sont formées pour les projets, reçoivent une bonne rémunération à la tâche, et leurs noms sont mentionnés sur les produits qu’elles créent», explique-t-il, alors qu’il rend visite à Yang, une grand-mère de 73 ans. «J’aime tisser la laine de yak», commente la vieille dame, qui utilise un métier à tisser à l’extrémité sanglée dans son dos. Patiemment, elle tisse des frises séculaires, selon des motifs qui permettaient autrefois aux clans de nomades d’identifier leurs sacs, lorsqu’ils voyageaient pour vendre la laine et le sel.

Aujourd’hui, le mode de vie des nomades changpas est menacé. Nombre d’entre eux se sédentarisent, entièrement ou quelques mois par an. «C’est triste de voir notre culture disparaître», souffle Yang, qui se souvient de 70 familles vivant sur les hauteurs de Kharnak, contre moins de 20 à présent. Et dans le campement, Tsering, un nomade de 78 ans au visage sillonné de rides, est formel: «Il n’y a pas de solution. Les jeunes ne veulent plus rester avec nous.» Lui porte un vieux bonnet sur lequel sont fièrement épinglés un pin’s du drapeau de l’Inde et un autre d’un maître bouddhiste. «Cet hiver, nous irons nous installer à Leh. Ici, la vie est trop dure et trop compliquée pour la jeune génération.» Jigmat pointe, quant à lui, le manque d’encadrement des autorités: «Pourquoi des écoles et des dispensaires mobiles ne sont-ils pas créés pour accompagner les nomades dans les pâturages?» s’interroge-t-il.

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Hiver fatal

«Si ce mode de vie est en train de disparaître, le cheptel, lui, ne disparaît pas, car il y a une demande, tempère l’experte Monisha Ahmed. Cela signifie qu’il y aura toujours des gens envoyés dans les montagnes pour en prendre soin.» L’attrait croissant du pashmina a par ailleurs enrichi les tribus du Changthang. «C’est un bon commerce», reconnaît Sonam, un nomade de 58 ans qui sert un thé à Jigmat, dans sa tente noircie par la fumée du poêle. Lui possède 600 têtes, dont une cinquantaine de yaks. «Face au profit réalisé avec les chèvres pashmina, nous gardons de moins en moins de moutons, poursuit-il. Mais cela crée un déséquilibre dans la répartition du cheptel.» Car durant les cruels hivers, où les températures peuvent atteindre -35°, ce sont les moutons qui entourent et protègent les chèvres pashmina. Les chevreaux sont, quant à eux, enfouis dans des trous creusés à même la terre pour rester au chaud. Désormais, les éleveurs constatent une hausse de la mortalité des chèvres, alors que les épisodes climatiques extrêmes et les chutes de neige en hiver ne cessent de s’intensifier au Ladakh, région touchée de plein fouet par le réchauffement climatique.

Il est 7 heures du matin. Les uns après les autres, les bergers conduisent pour la journée leurs troupeaux vers les pâturages, selon le rythme ancestral. Ils sont les gardiens d’une laine à la douceur inégalée, née dans les paysages les plus hostiles de la planète. Encadrés par les chiens, les milliers de chèvres, moutons et yaks s’estompent bientôt à l’horizon, minuscules points noirs évoluant sur le flanc des montagnes, dans ce labyrinthe d'immensité et de solitude.

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