De tous les arbres généalogiques, celui d’Isabella Rossellini est sûrement le plus à même de faire des envieux. Fille d’Ingrid Bergman et de Roberto Rossellini, elle est l’enfant de deux monuments du cinéma. Très tôt, sa beauté singulière, empreinte de l’aura mythique de ses parents, attire les photographes parmi les plus doués de leur génération. A 28 ans, elle entame à New York une carrière de mannequin sous l’objectif de Bruce Weber. Tous les autres talents de la photographie de mode suivront, de Richard Avedon à Steven Meisel, en passant par Helmut Newton, Peter Lindbergh et Robert Mapplethorpe. Sans oublier Annie Leibovitz, devenue au fil du temps une amie, qui signe les visuels de la campagne Bulgari.

La marque dit avoir fait appel à la belle Italienne pour les valeurs qu’elles partagent ainsi que pour sa beauté et son caractère qui font si bien écho à ses produits. Mais, le recours à une femme de 60 ans comme ambassadrice est aussi stratégique. «Nous sommes aujourd’hui dans une période de transition face au vieillissement», explique Pedro Simko, président de l’agence de publicité Saatchi & Saatchi Suisse. «Comme la population vit toujours plus longtemps, notre idée de l’âge mûr évolue.» Les retraités de 2012 n’ont plus grand-chose en commun avec ceux des années 1990 ou 2000. «Les personnes de 60 ans ne s’imaginent pas prendre leur retraite pour lire au coin du feu. Ils débordent d’activités et sont sensibles aux publicités mettant en scène un style de vie semblable au leur.» Isabella la sexagénaire incarne à merveille cette idée d’un troisième âge dynamique. «Beaucoup de marques, comme Bulgari, ont compris que la maturité est une valeur à la hausse. De plus, en temps de crise, les griffes cherchent à se donner une assise en s’appuyant sur leur passé et en suggérant que leurs produits traversent les époques et les modes, qu’ils représentent de bons investissements puisque dans dix ans on pourra encore les porter.» Classiques, les sacs imaginés par Isabella Rossellini cautionnent cette notion d’intemporalité.

Au début du mois d’octobre, celle qui fut notamment la femme de Martin Scorsese puis la compagne et muse de David Lynch nous recevait pour une interview exclusive dans la boutique parisienne de la marque.

Le Temps: Je m’attendais à vous voir arriver en taxi ou en limousine… et vous êtes venue à pied.

Isabella Rossellini: J’habite juste à côté et comme j’ai passé toute la journée enfermée dans un studio – je travaille sur une nouvelle série de films pour la chaîne de télévision Arte – je me suis dit que j’allais profiter de cette interview pour prendre un peu l’air…

Paris, c’est mon second chez moi. J’habite New York, où j’ai une ferme avec des poules, des cochons et des chiens, je m’occupe de chiots qui sont ensuite formés à accompagner les aveugles. Mais j’ai acheté il y a déjà quelques années un appartement non loin d’ici, car je ne voulais pas perdre mes racines européennes. J’ai choisi Paris plutôt que Rome, parce qu’à Rome je ne peux pas continuer à travailler, on est comme déconnecté de tout.

Sur quels films travaillez-vous?

Je tourne actuellement une série sur les mères dans le règne animal et la façon dont les animaux deviennent parents. Ça s’appelle «Mammas». C’est tout à fait dans le style des précédents courts-métrages que j’ai réalisés sur la vie sexuelle des insectes (Green Porno, ndlr) et sur les techniques de séduction des poissons ( Seduce me, les deux séries sont à voir sur: www.sundancechannel.com , ndlr).

D’où vous vient cette passion pour les animaux?

La biologie m’a toujours beaucoup intéressée, sans réelle possibilité d’en faire un autre usage que privé. J’ai été mannequin, actrice, j’aimais bien tout ça, mais les animaux et leurs comportements restaient un hobby. Jusqu’au jour où je me suis mise à faire mes films. J’écris le script, le scénario, je réalise, j’interprète: je fais absolument tout!

Comment vous documentez-vous pour écrire vos films?

J’ai toujours lu tout ce que je pouvais trouver – articles, ouvrage, livres – sur les animaux et la biologie. Mais je me suis rendu compte que cela ne suffisait pas. Il fallait acquérir une maîtrise formelle de ces questions pour être capable ensuite d’écrire des scénarios. Alors j’ai repris les études et me suis inscrite à l’université.

Qu’est-ce que vous préférez dans la réalisation?

Imaginer les scènes. C’est-à-dire prendre les informations scientifiques puis les mettre en scène de façon drôle et didactique. Et penser aux costumes que je vais porter pour les différents rôles. Puis il y a toute la partie où je collabore avec les différents professionnels. Ça aussi, c’est très gratifiant, parce que chacun nourrit le projet et apporte son savoir-faire.

On retrouve votre amour des animaux à l’intérieur des sacs de la ligne Isabella Rossellini d’ailleurs, puisque la doublure porte un imprimé d’escargots que vous avez dessinés.

Lorsque Bulgari m’a demandé d’imaginer un sac, j’ai voulu qu’il me ressemble. L’idée de la doublure avec les escargots, c’était pour apporter un peu d’humour à cette pièce de maroquinerie somme toute très classique. Un contraste qui me ressemble: je m’habille de façon très pragmatique, souvent en noir, en m’interdisant les imprimés et en limitant les couleurs, je les réserve pour les accessoires ou les doublures des vestes. Si j’ai un style simple, c’est avant tout pour me faciliter la vie: je voyage beaucoup et ainsi mes habits sont faciles à combiner.

Le dessin de l’escargot évoque aussi l’idée selon laquelle le sac à main d’une femme est un peu comme une seconde maison qui l’accompagne partout.

On vous sent assez éloignée des tendances jetables et de la «fast fashion».

Pour qu’un objet me plaise, il faut que je puisse être sûre de le garder longtemps. Pour moi, le luxe c’est avant tout la capacité des pièces – bijoux, sacs – à traverser les époques sans perdre de leur valeur symbolique. Et je pense que c’est pour cette corrélation que Bulgari m’a demandé d’imaginer ce sac et de poser pour sa campagne. Je viens d’avoir 60 ans mais cela leur était égal: leur image de marque et d’élégance n’est pas basée sur l’envie de faire cool ou d’être jeune.

Comment s’est passé le shooting de la publicité?

Lorsque je suis arrivée dans le studio d’Annie Leibovitz, elle avait recouvert un mur entier de photos de moi, quasiment l’intégralité de trente ans de carrière! Et sur un autre mur, elle avait accroché des reproductions de portraits en peinture. Annie, c’est quelqu’un qui travaille énormément, qui réfléchit beaucoup aux prises de vue, aux détails. Comme un peintre. Elle avait bien sûr songé au décor, mais aussi à la position des mains sur le sac, au regard. Elle avait pensé l’image comme un portrait classique, pas comme une photographie.

Vous avez été actrice puis vous avez opté pour une carrière de mannequin. Comment s’est effectué le passage entre les deux métiers?

J’avais quelques préjugés sur le mannequinat avant d’essayer… Pour moi, ce n’était pas une occupation assez intellectuelle. C’est pour cette raison que je n’ai commencé qu’à 28 ans, un âge plutôt avancé pour la profession. Mais quand je me suis mise à poser pour les photographes, j’ai découvert que c’était très amusant, passionnant même, et que les gens que je rencontrais par ce biais étaient très intéressants.

En tant que mannequin, spontanément on m’appelait pour des campagnes, des shootings. C’était agréable. Tandis que le métier d’actrice était pour moi quelque chose de trop dur à porter, après ma mère qui avait eu une immense carrière… ce n’était vraiment pas une discipline propice à mon épanouissement. Et puis en jouant, je me confrontais constamment à une limite difficile à contourner: la langue. Comme j’ai toujours habité plusieurs pays et donc parlé et entendu plusieurs langues, il n’y en avait, en fin de compte, aucune que je maîtrisais pleinement dans ses nuances, ses intonations et surtout ses intentions. Ce qui complique l’interprétation. Alors que pour être mannequin, le rôle est en quelque sorte muet.

Pourquoi la mode, les créateurs et les photographes de l’époque se sont-ils tellement intéressés à vous?

Je pense que je répondais bien à leurs attentes, que j’arrivais à leur donner l’image qu’ils voulaient. Et j’imagine que j’avais une certaine singularité qui les intéressait… et c’est ça qui, à mon sens, passionne les photographes de mode. Et moi aussi: mes modèles sont atypiques. J’aime les personnalités fortes, pas les archétypes de beauté. Je trouve que Diana Vreeland (chroniqueuse de mode célèbre et rédactrice en chef du Vogue US, ndlr) est passionnante alors qu’elle n’est pas belle du tout! Mais elle a un tel style et une façon tellement drôle de s’exprimer qu’elle est pour moi un exemple de singularité. Elle illustrait à merveille l’importance de cultiver son originalité plutôt que de vouloir être quelqu’un d’autre. De son grand nez, elle disait: «C’est mieux de l’assumer que de le cacher.» On ne peut pas mieux dire!