Un défilé de mode peut-il être une œuvre d’art? Et pourquoi pas. A voir les premières présentations de la fashion week homme automne-hiver 2019-2020 en ce moment à Paris, on serait prêt à le penser très fort. Prenez la marque japonaise Undercover. Son fondateur, Jun Takahashi, multiplie les références au domaine des beaux-arts. D’abord à Anthony McCall, l’artiste britannique qui sculpte la lumière, et au Caravage, les modèles entrant et sortant à travers l’image agrandie d’un détail de son Souper d’Emmaus. Ensuite à Stanley Kubrick, à qui l’intégralité de sa collection est visiblement dédiée. Et plus particulièrement à Orange mécanique, dont la version électronique de la 9e Symphonie de Beethoven par Wendy Carlos, premier musicien transgenre de l’histoire, rythme une partie du show.

Zèbres anarchistes

Dans le film, Alex et ses complices semaient le désordre avec une canne. Chez Jun Takahashi, ils arrivent en ville avec des masques de Cyrano, portent des manteaux extravagants, des chapeaux melon à plume et ne se déplacent jamais sans leurs épées en plastique. C’est le contraste entre la forme cool et baroque d’une mode street séduisante et un fond plus inquiétant de révolte urbaine à l’heure du ras-le-bol citoyen. Sur chaque siège qui accueille le spectateur se trouve d’ailleurs une boîte d’allumettes au cas où viendrait à celui-ci l’envie d’allumer la mèche.

Une atmosphère de révolution qui résonne aussi dans la prochaine collection de Vetements. La marque de Demna Gvasalia a choisi les animaux empaillés de la Grande Galerie de l’évolution pour présenter ses nouveautés, histoire de bien montrer qu’en ce moment, le monde, c’est franchement la jungle. Et qu’il serait peut-être temps de réveiller notre animalité. Garçons et filles défilent d’ailleurs au pas de charge avec la ferme volonté d’en découdre. Drôles de zèbres anarchistes en couches et surcouches recouverts de manteaux en pilou rose, portant des boots surcompensées façon visual kei et des sacs à dos surcustomisés. Parfois encagoulés jusqu’aux sourcils, ils rappellent ainsi certaines images qui passent en boucle chaque samedi sur BFM TV. Un show bizarre qui mélange un peu trop de tout, un peu trop de tribu, un peu trop de pop culture, un peu trop de trash branché. Et qui se trouve très loin des folles inventions avec lesquelles le styliste géorgien établi à Zurich emmène Balenciaga, dont il est le directeur artistique.

Latex et laine à carreaux

L’art encore, c’est ce qui a inspiré la marque française Etudes. Ses trois fondateurs collaborent régulièrement avec la scène artistique. Cette fois, ils sont allés frapper à la porte du Keith Haring Studio pour leur collection intitulée Panorama. On retrouve donc les motifs typiques du New-Yorkais tricotés sur des pulls, imprimés sur des gabardines et des combinaisons. L’agence graphique genevoise Maximage a réinterprété son fameux serpent à la manière d’une chaîne qui sinue sur des écharpes géantes et des blousons. Une manière de faire se rencontrer l’art de la rue et cette mode qui cherche à s’y confondre.

Dans un autre genre, Luke Meier, fondateur du label OAMC, mélange deux genres parfaitement opposés. Dans la grande salle de l’Ecole des beaux-arts, le styliste anglo-suisse fait le mixte entre les délires transhumanistes de l’artiste Matthew Barney période Cremaster, les dessins angoissés du musicien David Johnston et la détresse grunge de Kurt Cobain. Cela donne un défilé aux allures étrangement cliniques où des pièces en latex laiteux copinent avec des tenues en laine à carreaux. Tandis que du côté de Dries van Noten, des voix off parlent de peinture, de littérature et de Picasso, pendant que les mannequins qui circulent déclinent une palette qui va du noir au beige en passant par le bleu et s’achève sur l’explosion multicolore d’imprimés façon batik.

Sac lumineux

Mais l’artiste en chef de cette fashion week reste Virgil Abloh, créateur bicéphale mais pas schizophrénique, capable de présenter à un jour d’intervalle la collection de sa marque Off-White et celle qu’il a dessinée pour Louis Vuitton, chez qui il s’occupe de la mode masculine depuis l’année dernière. Et le seul qui pense ses défilés en termes de performance totale avec décor à grand spectacle et DJ en live. Pour Off-White, il a imaginé une ruine moderne envahie par la végétation. Pour un peu, on dirait le set d’une photo de Jeff Wall rythmé par le rap d’Offset et des samples du générique de Mr Roger’s Neighborhood, vieille série télé américaine de l’âge d’or.

On le sait, la communication fascine le fashion designer américain qui barde ses créations de logos tautologiques qui disent donc très fort ce que vous portez. A ce surplus d’informations qui nous assaille, sa collection intitulée Public Television oppose de la couleur – avec des looks totalement verts, orange ou jaunes –, des caparaçons de protection – doudounes énormes et casques de sécurité – et des bottes à franges argentées qui donnent du glit à notre période troublée.

Changement de marque, mais pas d’ambiance. Pour assister au défilé Louis Vuitton, il fallait montrer un gant en strass, copie conforme de celui que portait Michael Jackson et dont Virgil Abloh dit écouter l’œuvre en boucle pendant qu’il travaille. Sur scène, l’hommage au King of Pop apparaît plutôt discret dans une mise en scène de banlieue new-yorkaise abandonnée, améliorée par les graphes de Jim Joe, Lewy Btm et Futura, considéré par l’histoire comme le père du graffiti. Son premier défilé pour la grande maison en juillet dernier avait été un énorme succès. Manière de dire que le créateur devait faire aussi bien. Sans trop pousser sur le monogramme, il a préféré miser sur l’hyperélégance qui caractérise le malletier parisien. Tenues oversize, cuirs en couleur et patchwork de drapeaux qui constituent d’incroyables manteaux apportent ce twist streetwear hypercontemporain et très chic. Sans oublier les sacs. Ceux de la saison automne-hiver 2019 seront fluos. Et même lumineux grâce au jeu de LED multicolores qui les feront briller dans la nuit.