art de vivre
Des appartements plus petits et excentrés: la crise du marché immobilier n’a pas seulement un effet sur le lieu où l’on habite, mais également sur la manière dont on vit. Aujourd’hui,on se retrouve en famille ou entre amis dans des lieux publics, notamment dans les palaces, qui multiplient les offres pour attirer la population locale
Un dimanche après-midi ordinaire au bord du lac Léman. Jérémie, 7 ans – un éclair chocolat noir à sa gauche, une mousse chocolat blanc à sa droite, des moustaches chocolat au lait jusqu’aux oreilles –, dessine dans les salons moelleux comme des macarons de l’hôtel Beau-Rivage de Genève. Goûter chic au Chocolate Bar. On y croise majoritairement des Genevois, venus en famille passer la fin du week-end avec faste et gourmandise. C’est l’un de ces nouveaux rendez-vous égrenés par les palaces lémaniques, qui multiplient ce genre d’événements destinés à créer des opportunités pour faire venir la population locale entre leurs murs.
Des logements de plus en plus petits, et de plus en plus excentrés: la crise du marché immobilier n’a pas seulement un effet sur le lieu où l’on habite, mais également sur la manière dont on vit. Les habitudes sociales des Suisses évoluent avec cette nouvelle donne. Stefan Fraenkel, directeur de l’Institut d’innovation et d’entreprenariat de l’Ecole hôtelière de Lausanne (Intehl), en fait le constat: «L’hôtel est aujourd’hui une extension de l’organisation quotidienne, privée et professionnelle d’une personne ou d’une famille. C’est une habitude qui vient des grands centres urbains où les mètres carrés sont très restreints. Le salon et la cuisine ne permettent pas de recevoir. Quand on se retrouve entre amis ou pour le travail, c’est dans un lieu public.» Avec, pour corollaire, l’évolution de l’offre proposée par les hôtels – et notamment les palaces – pour accompagner ce changement de paradigme sociologique.
Comme à Paris, Londres ou New York, le palace est désormais un lieu où l’on se rend pour tout autre chose qu’y dormir. On savait déjà, bien sûr, que l’on pouvait y manger, y prendre le thé ou l’apéritif, faire du shopping, s’y faire masser. Mais des offres plus spécifiques viennent cibler la clientèle locale à la recherche d’une bulle de luxe dans le rythme du quotidien. Au Beau-Rivage Palace de Lausanne, la formule du dimanche, brunch et accès au spa, est un franc succès, tout comme les semaines gastronomiques et les dégustations de vin dans les divers restaurants de l’établissement. On peut aussi, cet hiver, y profiter de la patinoire éphémère avant de se laisser tenter par une raclette - viande séchée au chalet attenant. Le Beau-Rivage de Genève, après avoir étiré l’été sur sa terrasse au rythme des afterworks Smooth Lounge, réchauffe l’hiver avec son Chocolate Bar et sa récente Fête des lumières. Le Président Wilson de Genève propose quant à lui un Caviar Bar, un Tea Time autour de la pâtisserie, des happy-hours et, périodiquement, des afterworks-défilés de mode. La liste est sans fin car tous les palaces ou presque proposent des événements qui permettent à la clientèle locale de profiter de son luxueux environnement. «Le directeur d’hôtel est devenu un véritable metteur en scène, un genre d’animateur socioculturel qui a intérêt à accentuer le trafic interne au niveau de son établissement, explique Stefan Fraenkel. C’est tout un calendrier d’événements qui s’est construit au fil du temps pour pouvoir positionner l’hôtel comme un lieu social qui s’intègre dans la vie urbanistique de la ville où il se trouve. Et, d’un point de vue économique, cela fait sens.» Sans oublier que les autochtones amenés à découvrir l’hôtel peuvent ensuite le recommander à leurs amis fortunés de passage.
Les restaurants, bars, spas de l’hôtel sont ainsi valorisés et rentables, notamment à certaines périodes un peu plus creuses. «Ce n’est un secret pour personne, Genève n’est pas une destination privilégiée pour le week-end, rappelle Amélie Vavasseur, responsable des relations publiques et de la communication de l’hôtel Président Wilson à Genève. Dans ces moments-là, la clientèle locale est d’autant plus importante.» Le rôle des autochtones, dans l’hôtellerie d’aujourd’hui, est de moins en moins accessoire, et ces derniers doivent désormais être soignés en tout temps, note Stefan Fraenkel. Pour le Beau-Rivage Palace de Lausanne, elle est la première clientèle sur l’ensemble des nationalités. «A 30%, ce sont des Suisses, dont beaucoup de locaux, confirme Alessandra Hemmeler, responsable des relations publiques et de la communication. Les gens viennent pour vivre l’expérience globale du Beau-Rivage, pas seulement pour y dormir. Cette clientèle est aussi la plus fidèle, elle est là indépendamment des aléas. Elle a un attachement historique à ce lieu. Nous avons de nombreux clients qui venaient ici avec leurs grands-parents.» La vie de famille est soignée par les palaces: nombreux sont les brunches du dimanche qui proposent une salle et des animations spéciales pour les enfants, jusqu’à La Réserve de Genève, qui offre une «Petite Réserve», un service de garderie pour ceux qui souhaitent profiter de l’hôtel.
Depuis toujours, le palace est une institution ancrée dans la vie sociale. «La Suisse a un historique important par rapport à ses grands hôtels, et a toujours eu pour souci d’y intégrer sa population locale, rappelle Stefan Fraenkel. Le syndic de la ville, les clubs avaient leurs événements dans tel hôtel, même les universités y organisaient leur bal.» Et, contrairement aux grandes villes, le palace suisse est moins un lieu où l’on vient pour voir et être vu, et est davantage porté sur la convivialité. «Le Beau-Rivage fait partie du patrimoine genevois, rappelle Esthel Brunschwick, directrice marketing et communication. L’hôtel n’est pas seulement un lieu pour les gens qui y séjournent, il a un rôle dans la ville. Quand le Chat-Botté a été créé, en 1968, ce fut le premier restaurant de la ville ouvert aux gens extérieurs à l’hôtel. Il a gardé, depuis, une clientèle très genevoise.» L’éventail de ces activités annexes a à la fois un rôle de carrefour social, mais aussi une véritable fonction économique. Longtemps considérés comme un mal nécessaire, les restaurants d’hôtel sont aujourd’hui des institutions en soi et, partant, des centres de profit, confirme Ray Iunius, directeur développement d’affaires et marketing et membre de la direction générale de l’Ecole hôtelière de Lausanne: «Pour certains hôtels, les restaurants représentent deux tiers du chiffre d’affaires. C’est désormais une obligation. Le prix du mètre carré est tellement élevé que chaque partie de l’hôtel doit être utilisée et rentable. Ce qui était un coût pour soutenir l’activité de base devient un centre de profit.» L’architecture, elle aussi, transmet un nouveau signal. Auparavant, de grands murs, de petites portes, un concierge faisaient comprendre que l’accès à ces palaces était réservé à une élite initiée. Aujourd’hui, les bâtiments sont plus accueillants et l’intérêt social est marqué par de plus grandes ouvertures vers l’extérieur. L’apparition de restaurants d’hôtel, de brasseries qui ont pignon sur rue, et la plupart des rénovations récentes témoignent d’un changement majeur: l’architecture du lieu est aujourd’hui une invitation, et non plus une barrière.
Pour quelques francs de plus, le saut qualitatif de l’environnement est important: «Prendre le thé dans un palace n’est pas tellement plus cher qu’ailleurs, constate Ray Iunius. Mais le cadre, lui, est incroyable!» Une mère de famille genevoise raconte: «Même dans les périodes moins fastes, je mets toujours un peu d’argent de côté pour aller passer un dimanche au palace avec les enfants. On boit des chocolats chauds, on lit des bandes dessinées, on passe une après-midi totalement luxueuse.» La prestation de l’hôtel est avant tout une expérience éphémère et presque virtuelle, on en ressort les mains vides. «La proposition de valeur d’un hôtelier, ce sont des endroits beaux, confortables, et parfois mythiques, note Stefan Fraenkel. Dans cette perception de relation prix-qualité, les Suisses apprécient ce type d’hôtel car, pour un café, vous avez l’impression d’en avoir pour votre argent.» Une forme de «démocratisation» du palace est en route, notent les spécialistes: le long de la Riviera comme ailleurs, il est dans les mœurs de la population locale de se rendre occasionnellement au palace. Avec ces nouvelles offres, on est aujourd’hui plutôt dans une hôtellerie de luxe plus «casual», dans du «prêt-à-porter haut de gamme», ose Stefan Frankel. Comme dans l’univers du luxe en général, on propose un accès à des produits plus abordables de manière décomplexée. «Bien entendu, ce ne sera jamais le bistrot, rappelle Alessandra Hemmeler du Beau-Rivage Palace de Lausanne. Il y a moins de spontanéité. Lorsque l’on organise une rencontre chez nous, on se fait plaisir; on sait que l’on va payer un peu plus mais vivre un moment particulier. Ouvrir nos portes, ça ne veut pas dire abandonner notre caractère d’exception, au contraire. Parce que c’est là notre savoir-faire.»
Comme à Paris, Londres ou New York, le palace est désormais un lieu où l’on se rend pour tout autre chose qu’y dormir